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Brésil : Querelle au sommet

13/04/2023
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Les appels du pied de l’exécutif aux autorités monétaires pour abaisser les taux alimentent les débats sur la cible d’inflation, l’indépendance de la Banque centrale et le bon dosage du policy mix. L’opposition grandissante entre les deux parties rend la trajectoire de la politique économique plus incertaine, ce qui pèse sur les anticipations d’inflation. Soucieux de créer les conditions favorables à un assouplissement monétaire, le gouvernement a accéléré la présentation de sa réforme du mécanisme de contrôle budgétaire. Après un repli au T4 2022, l’économie devrait renouer temporairement avec la croissance au T1 2023, tirée par une production agricole exceptionnelle. Le ralentissement – engagé au deuxième semestre 2022 – devrait toutefois se poursuivre sur le reste de l’année. Les marchés financiers locaux et le secteur bancaire sont confrontés à une augmentation de l’aversion au risque des investisseurs, et la montée des risques de crédit illustrée par la défaillance d’un géant de la distribution.

Débat sur la cible d’inflation et nouveau cadre budgétaire

Depuis l’investiture de Lula, en janvier dernier, les relations entre l’exécutif et les autorités monétaires monopolise l’attention des marchés et de l’opinion publique. Le gouvernement plaide pour un assouplissement monétaire en pointant du doigt le repli du PIB en fin d’année 2022 (-0,2% t/t au T4), la dégradation de la confiance dans l’industrie et les services, le coût élevé de la désinflation (à 8% les taux réels sont 4 fois plus élevés que la croissance potentielle) ainsi que le fort ralentissement du crédit depuis juin dernier. Il s’inquiète, notamment, des effets du durcissement des conditions de crédit sur l’investissement (-1,1% au T4).

PRÉVISIONS

Le maintien des engagements sociaux de Lula dépend en effet étroitement de la capacité de l’exécutif à générer de la croissance en relançant notamment l’investissement dans les infrastructures. Pour autoriser une baisse des taux d’intérêt, le président et ses alliés défendent l’idée d’un relèvement des cibles d’inflation. Le Conseil monétaire national (composé du ministre des Finances, de la ministre du Plan et du gouverneur de la Banque centrale) doit se réunir en juin pour fixer la cible à horizon 2026. Le président pourra aussi nommer deux membres au comité de politique monétaire l’année prochaine.

De son côté, la Banque centrale (BCB), dont le taux directeur (SELIC) reste inchangé depuis août 2022 (à 13,75%), a indiqué qu’elle n’envisagera pas de baisse de taux tant que l’inflation observée ne ralentira pas durablement et que les anticipations d’inflation à moyen terme ne seront pas ancrées autour de la cible. Or, pour l’instant, l’inflation reste généralisée même si celle des prix alimentaires ralentit depuis le début de l’année. De plus, l’inflation globale devrait progresser à court terme avec le rétablissement partiel des taxes fédérales sur le carburant (lesquelles pourraient provoquer une hausse de près d’un demi-point de l’indice IPCA d’après les estimations des banques locales). La hausse des prix de l’énergie, consécutive à la décision récente de l'OPEP+ de réduire sa production, pourrait aussi retarder tout assouplissement à court terme.

La BCB n’entend pas l’argument d’un credit crunch (elle prévoit une hausse du crédit nominal de 8,2% en 2023 contre 14% en 2022). En parallèle, elle surveille de près les effets des déclarations et des mesures de l’exécutif sur les anticipations d’inflation et la courbe des taux. Ces dernières ont été fortement affectées ces derniers mois par la remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale, les attaques personnelles à l’encontre de son gouverneur, les appels visant à réviser la cible d’inflation, et la présentation de mesures de consolidation budgétaire (début janvier) jugées peu crédibles.

BRÉSIL : TAUX DE CROISSANCE DES CRÉDITS (AJUSTÉ DE L'INFLATION)

Soucieux de créer les conditions favorables à un assouplissement monétaire, le gouvernement a accéléré la présentation de sa réforme du mécanisme de contrôle budgétaire (destinée à remplacer le plafond des dépenses, la principale règle budgétaire instaurée en 2016). Celle-ci doit encore être approuvée par le Congrès. La réforme prévoit i/ des fourchettes cibles en matière de résultat primaire : réduire à zéro le solde primaire en 2024 et atteindre un excédent de 0,5% et 1% du PIB, respectivement en 2025 et 2026, avec à chaque fois une tolérance de +/- 0,25% du PIB et un objectif de stabiliser le ratio de dette du gouvernement fédéral à hauteur de 77% du PIB à horizon 2026. La réforme prévoit aussi de ii/ contraindre les dépenses (dont l’ampleur variera en fonction du respect des objectifs de résultat primaire mais qui seront, dans tous les cas, inférieures aux recettes), iii/ de mettre en place un minimum pour l’investissement public et iv/ de recourir à des mesures contracycliques en cas de ralentissement économique.

Cette annonce a été plutôt bien reçue par les marchés et les agences de notation, qui attendront toutefois de connaître les mesures précises pour atteindre ces objectifs et en évaluer la crédibilité (le gouvernement doit présenter au S2 un plan complémentaire visant à augmenter les recettes budgétaires). En outre, le rôle du secteur parapublic demeure une préoccupation; les entreprises publiques tels que Petrobras et la banque de développement BNDES opèrent en dehors de la règle budgétaire et leur action est importante pour calibrer la politique monétaire.

Décélération attendue de l’activité économique

Au premier trimestre 2023, les indicateurs disponibles font état d’un redressement temporaire de l’activité. La très forte production agricole et la bonne tenue du commerce extérieur net devraient compenser les baisses observées dans d’autres secteurs (ralentissement de la consommation privée, repli de la production industrielle).

BRÉSIL : RENDEMENTS DES OBLIGATIONS D'ÉTAT VS. L'INFLATION

Malgré des perspectives favorables dans le secteur agricole[1] et la bonne tenue des revenus des ménages[2], la décélération engagée au deuxième semestre 2022 devrait toutefois se poursuivre sur le reste de l’année. La consommation privée devrait être freinée par i/ la suppression partielle des exonérations fiscales sur le pétrole et l’éthanol[3], ii/ la baisse des créations d’emplois dans le secteur informel (notamment dans les services), ainsi que par iii/ le ralentissement du crédit aux ménages.

En janvier, les impayés sur les lignes renouvelables des cartes de crédits ont bondi de 44% en janvier et le taux de créances douteuses des ménages sur le crédit non-affecté a atteint 6,1%, son niveau le plus élevé depuis juin 2016. Les ménages les plus fragiles connaissent en effet des difficultés de paiement depuis plusieurs mois en raison de la remontée des taux et de l’inflation alimentaire.

Pour pallier cette situation, l’État a mis en place des dispositifs d’exonération d’impôts et de restructuration de dette pour les ménages vivant avec moins de deux salaires minimum par mois. Du côté de l’offre, les secteurs très sensibles au crédit (ex. le commerce de détail, le secteur manufacturier) devraient continuer de ralentir. La réouverture du marché chinois et la relance des programmes de logements sociaux (avec la construction de 2 millions de nouveaux logements d’ici 2026) et des services publics (d’importants moteurs de croissance au cours des précédents mandats du Parti des travailleurs) devraient limiter le ralentissement de la croissance.

Inquiétudes des investisseurs

La défaillance en janvier d’un des géants de la distribution, Americanas[4], s’est traduite par d’importantes ondes de choc sur le marché de la dette des entreprises et le marché bancaire. Cet épisode a temporairement interrompu les ventes d’obligations locales, conduit à un écartement des primes de risque corporate et alimenté une hausse des provisions bancaires.

Confrontées à des coûts d’emprunt élevés auprès des banques, les entreprises font face à un durcissement des conditions sur le marché obligataire local. Les plus grandes d’entre elles se tournent d’ailleurs depuis février dernier vers le marché obligataire international pour se financer. Il s’agit d’une inversion de la tendance observée en 2022. En effet, avec seulement USD 10 mds de nouvelles offres, 2022 a été la deuxième année la moins active après 2008 en matière d’émissions de dette corporate brésilienne sur le marché international, selon Dealogic. A contrario le marché local a connu une année record, les émissions obligataires totalisant BRL 271 mds (USD 55 mds) en 2022 selon Ambima.

Au vu d’un contexte local chahuté (hausse des risques de crédit des ménages et des entreprises, trajectoire incertaine de la politique économique, ralentissement économique, etc.), les investissements de portefeuille étrangers se sont réduits. Les non-résidents sont vendeurs nets sur le marché boursier depuis le début de l’année, à l’inverse de la tendance observée depuis juin 2022 (année pendant laquelle les étrangers ont alloué environ BRL 120 mds, soit USD 25 mds, sur le marché boursier local). Ces mouvements ont été largement accentués par la hausse des taux d’intérêt de la Fed et les épisodes d’instabilité bancaire aux États-Unis et en Europe. Les stress tests du comité de stabilité financière de la BCB se veulent rassurants sur la résilience du système bancaire brésilien face à ces chocs. La liquidité, les dotations en provision et les ratios de capitalisation restent très largement supérieurs aux minima requis.

Achevé de rédiger le 4 Avril 2023

Salim Hammad

[1] L’agence nationale pour l’agriculture (CONAB) prévoit des récoltes de céréales et d’oléagineux record cette année, dopées par la hausse des surfaces agricoles exploitées et des conditions météorologiques favorables en début d’année. De mauvaises récoltes en Argentine, en Ukraine et aux États-Unis profiteront de surcroît aux filières exportatrices. Le Brésil devrait ainsi devenir le leader mondial des exportations de maïs et représenter près de 55% des exportations de soja, selon les dernières prévisions de l'USDA.

[2]Aidés par les transferts sociaux, la revalorisation du salaire minimum, les créations d’emplois en 2022 (environ 3 mn) ; aussi la masse salariale continue de progresser plus rapidement que l’inflation.

[3] Les exonérations pour le gaz de cuisine et le diesel ont été en revanche maintenues jusqu’à la fin de l’année, notamment pour éviter une grève des camionneurs.

[4]Le groupe a déposé une demande de mise en faillite après avoir dévoilé un trou de BRL 20 mds (env. USD 3,6 mds) dans son bilan pourtant sujet à un audit de PwC. L’entreprise tente depuis de renégocier ses dettes à hauteur d’environ USD 8,5 mds.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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