La crise s’installe en Égypte comme l’atteste la détérioration de l’ensemble des indicateurs macroéconomiques. L’activité ralentit dans un contexte d’inflation galopante causée notamment par la dépréciation du taux de change. La crise de la balance des paiements est rampante depuis un an, et le plan de soutien international initié par le FMI n’a pas permis de réduire les tensions sur la liquidité en devises. Malgré la forte hausse des taux nominaux sur les titres publics, les investisseurs internationaux restent prudents en raison du niveau très élevé de l’inflation et des anticipations de dépréciation du change. Le besoin de financement en devises restera élevé pendant encore au moins deux ans et le programme de privatisation n’y apportera qu’une réponse partielle. Par ailleurs, le soutien international est devenu plus conditionnel et laisse peu de marge de manœuvre aux autorités. À très court terme, sauf à envisager un report des remboursements de dette, la stratégie à adopter ne peut être que le maintien d’un excédent primaire et une politique monétaire très stricte malgré le ralentissement de la croissance, afin de rassurer les investisseurs de portefeuille et éviter une crise aigüe de la balance des paiements.
Forte poussée inflationniste
L’économie égyptienne traverse actuellement une situation difficile à l’issue incertaine. L’année budgétaire 2023 devrait être marquée par un ralentissement de l’activité économique (4% au mieux attendu, contre 6,6% l’année précédente) et par l’accélération des pressions inflationnistes.
La baisse de pouvoir d’achat des ménages et le ralentissement de certains programmes de grands travaux réduisent les perspectives de croissance à court terme. L’inflation ne ralentit pas (+33% en g.a. en mars 2023) et devrait rester très élevée à court terme, contrairement à la plupart des principaux pays émergents pour lesquels les pressions inflationnistes devraient s’atténuer cette année (de 9,2% en moyenne en 2022 à 7,1% en 2023).
En effet, même si le repli des cours des matières premières depuis mi-2022 a un effet favorable dans un pays fortement importateur de denrées alimentaires, la forte dépréciation de la livre depuis une année (environ 50%) continuera d’attiser l’inflation. Sur l’ensemble de l’année civile 2023, elle devrait atteindre 31,5% en moyenne contre 13,8% en 2022.
Persistance de la crise de balance des paiements
Malgré la réduction attendue du déficit des comptes courants, le soutien financier des institutions financières internationales, le timide retour des investissements de portefeuille en début d’année 2023 et l’aide financière des pays du Golfe (leurs dépôts à la Banque centrale d’Égypte ont été maintenus à l’occasion de la mise en place du nouveau financement du FMI), la liquidité en devises reste sous pression.
Les réserves de change de la Banque centrale sont en hausse très modérée depuis le début de l’année (USD37mds en février 2023, incluant les réserves tier 2, soit moins de 4 mois d’importations de biens et services), tandis que la position extérieure nette des banques commerciales s’est à nouveau fortement dégradée. En effet, la dette extérieure nette des banques, dont environ 40% est de court terme, a atteint USD 13,9 mds en février, soit un niveau proche des plus hauts atteints en T4 2022 (USD 16,5 mds). Les causes de cette crise sont connues : un besoin de financement extérieur (déficit du compte courant et amortissement de la dette extérieure) important et des ressources en devises volatiles et plus incertaines.
Le déficit courant devrait se réduire et atteindre environ USD 13,5 mds en année budgétaire 2023 grâce au soutien des exportations d’hydrocarbures, de la hausse des recettes du Canal de Suez, et aux restrictions sur les importations.
Du côté des sources de financement, l’annonce du plan de soutien de USD 3 mds du FMI en octobre dernier n’a pas été suivi d’un afflux de financements bilatéraux et privés comme cela avait été le cas en 2016-2017. Le soutien des pays du Golfe reste important mais a pris la forme d’investissements ciblés même si des dépôts à la Banque centrale ont encore été effectués en 2022.
De plus, les versements de ces investissements dépendent du calendrier des mises sur le marché d’actifs publics qui reste relativement incertain malgré le volontarisme affiché par le gouvernement. Les flux d’investissement de portefeuille (essentiellement sur les bons du Trésor en monnaie locale) sont revenus (USD 11 mds en janvier par rapport à un plus bas de USD 6,5 mds en octobre dernier). Ils restent potentiellement très volatils en raison des taux réel négatifs sur toutes les maturités des titres publics et de la persistance d’un risque de dépréciation du change à court terme.
Selon les données de la Bourse du Caire (incluant les marchés actions et obligataire), les investisseurs étrangers ont été vendeurs nets de titres en février et mars. Les marchés à terme continuent d’envisager une baisse de la livre à court terme (environ 25% à échéance 12 mois sur le marché offshore de la livre égyptienne). Plus généralement, le risque souverain est considéré comme très élevé par les marchés. La prime de risque sur les obligations souveraines internationales atteint actuellement 1 300 pb et est en moyenne équivalente à 1 000 pb depuis un an.
Liquidité en devises sous pression jusqu’en 2025
Le besoin de financement en devises restera significatif au moins durant les deux prochaines années. Le déficit courant devrait se stabiliser à environ USD 12 mds, mais l’amortissement de la dette en devises devrait continuer d’augmenter jusqu’en 2025. À cette échéance, le besoin de financement extérieur devrait atteindre environ USD 30 mds par an selon le FMI.
Même si l’Égypte retrouve un accès au marché obligataire international à des conditions acceptables, le recours à l’endettement extérieur devrait rester limité afin de contenir le service de la dette en devises. Depuis 2015, le service de la dette externe en pourcentage des recettes courantes a été multiplié par cinq pour atteindre 25% en 2022.
Les flux de portefeuille pourraient reprendre mais seulement au prix d’une baisse de l’inflation et des incertitudes pesant sur le taux de change. Étant donné les contraintes structurelles limitant la croissance des investissements directs étrangers à court terme, les autorités mettent en œuvre un plan de privatisation destiné notamment à attirer des capitaux étrangers.
Au début de cette année, le gouvernement a annoncé l’ouverture du capital d’au moins trente entreprises publiques, soit par placement auprès d’investisseurs stratégiques, soit par introduction sur le marché actions local. Le gouvernement espère récolter USD 40 mds d’ici 2026, mais à court terme les recettes attendues se limiteront à environ USD 5 mds, soit moins de 1,5% du PIB estimé en 2023. À l’instar des investissements de portefeuille, les privatisations sont soumises à de nombreux aléas, tant économiques que politiques.
Dégradation modérée des finances publiques
Dans ce contexte économique dégradé, le déficit budgétaire devrait s’accroître cette année pour atteindre environ 8% du PIB, ce qui marquera la fin de six années consécutives de réduction du déficit. La raison en sera principalement la hausse significative de la charge d’intérêts de la dette. Celle-ci a augmenté de 36% au cours de la première moitié de l’année budgétaire tandis que la hausse des dépenses courantes restait contenue. Au total, les dépenses budgétaires ont augmenté de 20% sur la période, tandis que la hausse des recettes était de 15%.
Dans un contexte de dégradation des conditions de vie des ménages, les dépenses courantes devraient accélérer au cours du second semestre de cette année budgétaire. Le gouvernement a annoncé une hausse de 15% des salaires et retraites des employés du secteur public (environ 18% des dépenses budgétaires totales) à partir du mois d’avril, ainsi qu’une augmentation des allocations des programmes sociaux Takaful et Karama. Le solde primaire (hors paiement des intérêts de la dette du gouvernement) devrait malgré tout rester positif et atteindre environ 1% du PIB en 2023.
La charge de la dette progresserait encore sensiblement avec la transmission d’une partie de la hausse des taux directeurs de la Banque centrale (1 000 pb depuis le début de 2022) aux rendements offerts lors des émissions de dette en monnaie locale. En effet, depuis début 2022, environ 80% de la dette émise par le gouvernement est en monnaie locale sur des maturités égales ou inférieures à un an. Durant cette période, le taux à l’émission des bons du Trésor à un an (le plus gros volume d’émission) est passé de 13,2% à 21,8%. Par ailleurs, le niveau très élevé des primes de risque sur le marché des émissions obligataires en devises (environ 1 000 pb) a fermé l’accès de ce marché au gouvernement égyptien.
Dans ce contexte, la charge de la dette en pourcentage des revenus devrait repartir à la hausse pour atteindre plus de 50%. Ce niveau, un des plus élevés parmi les pays émergents, réduit significativement les marges de manœuvre du gouvernement.
La dette du gouvernement devrait atteindre 92% du PIB en fin d’année budgétaire 2023, avant de refluer vers 90% du PIB en 2024, si le gouvernement est capable de maintenir un excédent budgétaire primaire. En effet, la mise en œuvre du plan de privatisation ne devrait pas permettre de réduire significativement le ratio d’endettement.
À court terme, la solvabilité de l’État dépend bien évidemment de l’exécution budgétaire, mais aussi, de la capacité de la Banque centrale à préserver ses réserves en devises et réduire la pression sur le change. L’assouplissement monétaire n’est donc pas encore une option pour alléger le fardeau de la dette publique.
Pascal Devaux