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Argentine : Bis repetita

13/04/2023
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L’économie argentine est en pleine tourmente. La récession qui sévit depuis le dernier trimestre 2022 devrait se prolonger au moins au premier semestre 2023. Le secteur agricole joue de malchance avec, pour la troisième année consécutive, une sécheresse dont l’intensité est décuplée par le réchauffement climatique et l’arrivée de la grippe aviaire. L’inflation flambe, obligeant la banque centrale à durcir sa politique monétaire. En dépit des efforts budgétaires et du soutien du FMI, les pressions exercées sur la balance des paiements et les réserves de change s’accentuent. Le gouvernement multiplie les mesures pour préserver les réserves de change et éviter un défaut sur la dette extérieure vis-à-vis des créanciers officiels. Il est également contraint de solliciter un report des échéances de la dette domestique en monnaie locale.

PRÉVISIONS

La situation économique, déjà précaire, s’est considérablement détériorée au cours des derniers mois. L’activité se contracte, l’inflation flambe, obligeant la banque centrale (BCRA) à relever sensiblement ses taux directeurs.

Parallèlement, l’excédent commercial se réduit malgré des cours du soja encore élevés, tandis que la banque centrale a dû procéder à des ventes nettes de devises au secteur privé, affaiblissant le niveau déjà faible des réserves de change. Le FMI continue d’apporter son soutien financier tel que prévu par le mécanisme élargi de crédit (Extended Facility Fund) conclu en mars 2022.

Pour autant, le ministre de l’Économie, Sergio Massa, a eu recours à deux opérations de rachat de dette publique afin d’alléger les remboursements prévus cette année. À l’approche des élections primaires du mois d’août qui seront suivies des élections présidentielles en octobre prochain, la situation rappelle de façon préoccupante celle de 2019 où, à la suite des élections primaires, le gouvernement de M. Macri avait été contraint de suspendre le remboursement des bons du Trésor et demander la restructuration de la dette obligataire publique domestique et extérieure.

Vers une récession sévère

ARGENTINE : INDICATEURS D’ACTIVITÉ

L’économie argentine avait plutôt bien résisté au cours des neuf premiers mois de 2022. Le PIB total progressait de 6,5% par rapport à la même période de 2021, malgré une baisse de 2,5% de la valeur ajoutée du secteur agricole, qui représente 7% du PIB. La croissance était soutenue par la demande domestique (y compris l’investissement) qui avait tiré l’activité dans la construction et les services.

En raison de la hausse consécutive des importations, la contribution de la demande extérieure nette avait été largement négative (-2,7%). Mais les exportations étaient dynamiques. Parallèlement, l’inflation avait fortement accéléré, passant de 3,7% en rythme mensuel en moyenne en 2021 à près de 7% au T3 2022. Les salariés bénéficiaient alors d’un rattrapage salarial et l’emploi progressait.

Las, au dernier trimestre 2022, la dynamique s’est enrayée. Le PIB s’est contracté de 1,5% sur un trimestre. La production industrielle, qui s’était déjà infléchie au T3, a stagné et l’activité dans le secteur de la construction s’est retournée à son tour. L’inflation, qui s’est maintenue à un rythme mensuel de 5,8% entre octobre 2022 et février 2023, avant de culminer à 102,5% en glissement annuel en février, a eu raison de la consommation privée (-1,5% au T4) et de la confiance des ménages. Celle-ci, après un sursaut durant l’été, est retombée à un niveau à peine plus élevé qu’au moment de la crise de la Covid-19. Les exportations ont rebondi après un creux au T3, mais la réalité est qu’elles s’essoufflent.

L’économie argentine n’échappera pas à la récession cette année. La sécheresse et le stress hydrique des derniers mois de l’été austral vont entraîner une chute dramatique de la production agricole cette année (-21% pour le soja, -45% pour le blé et -11% pour le maïs). C’est la conséquence des effets de « La Niña » sur les précipitations mais également du réchauffement climatique qui, à lui seul, explique la persistance (c’est la troisième année de sécheresse consécutive) et son intensité exceptionnelle cette année. Le secteur agricole est également confronté à la grippe aviaire, apparue à la mi-février 2023.

En prenant en compte uniquement les trois principales cultures, la contribution négative du secteur agricole serait de l’ordre d’au moins un point et demi de pourcentage de PIB. Parallèlement, le ralentissement de la croissance mondiale, l’érosion du pouvoir d’achat des ménages argentins et la hausse des taux d’intérêt domestiques (le taux directeur de la BCRA a été relevé de 38% début 2022 à 78% le 27 mars 2023) pèseront sur le PIB non agricole. Finalement, le PIB total reculerait de 3% en 2023 et l’inflation ne ferait que se stabiliser à 100% en moyenne annuelle, soit entre 5% et 6% par mois. La persistance de cette inflation très élevée en dépit de la récession s’explique par l’anticipation d’une dépréciation qui devrait se maintenir sur les rythmes actuels (-5,3% par mois contre USD depuis le début de cette année après -4,4% en 2022) en raison des tensions toujours très fortes sur la balance des paiements.

Les réserves de change sous pression

ARGENTINE : TAUX ET RÉSERVES DE CHANGE

Malgré le contrôle des changes, les réserves de la BCRA s’érodent ; fin mars, elles n’étaient plus que de USD37,6mds contre USD44,6mds fin 2022. Mesuré en cumul sur 12 mois, le solde courant est repassé en déficit au T3 2022, l’excédent commercial s’étant fortement réduit (de USD14mds fin 2022 à USD5,4mds en février 2023 d’après les données douanières). À cela s’ajoute une reprise récente des sorties de capitaux des non résidents, la BCRA ayant cédé un peu plus de USD2mds au secteur privé depuis le début de l’année. Signe que la demande excédentaire de dollars ne faiblit pas, l’écart entre le cours du dollar sur le marché parallèle (le blue chip swap rate) et le taux officiel se maintient à 90%.

La conclusion favorable de la quatrième revue du programme EFF va permettre le déboursement de l’équivalent de USD5,3mds, dont plus de la moitié servira à rembourser les bailleurs internationaux, en particulier le FMI. La reconstitution des réserves de change ne devrait être que temporaire même si les importations se contractent. La tendance des prix des principales céréales est à la baisse et, surtout, les volumes exportés vont diminuer en raison de la baisse des récoltes. Les économistes de JP Morgan estiment la baisse en 2023 des exportations en valeur des trois principales cultures à USD15mds, soit 2,4% du PIB.

Pour tenter de réduire la demande excédentaire de dollars que reflète le spread toujours très élevé entre le taux parallèle et le taux officiel, le gouvernement a annoncé mi-mars qu’il imposerait aux institutions publiques i/ de vendre au Trésor certaines de leurs obligations en devises sous loi argentine et d’utiliser 70% de la vente pour acheter des obligations à long terme libellées en pesos (pour un montant estimé à USD15mds) et ii/ d’échanger leurs obligations internationales en obligations domestiques en pesos dont le remboursement final sera indexé sur le meilleur de l’inflation ou de l’évolution du change.

En fait, ces mesures sont un moyen pour le gouvernement de rembourser par anticipation les échéances à venir de la dette en devises du Trésor sans utiliser les réserves de change. En janvier déjà, Sergio Massa avait annoncé le rachat par la BCRA, et pour le compte du Trésor, de titres souverains libellés en devises pour un montant de USD1md. Bien que le FMI refinance à chaque fin de revue du programme EFF les échéances que l’État argentin doit lui rembourser trimestriellement, le ministre de l’Économie bataille pour éviter de gaspiller les réserves de change et respecter l’objectif en la matière imposé par le FMI à la fin de chaque trimestre. Force est de constater que, jusqu’à présent, les autorités argentines doivent regagner au forceps le terrain perdu quasi systématiquement après chaque revue. Rappelons que les remboursements de la dette souveraine en devises (obligations et prêts internationaux, et dette domestique en devises) atteignent USD35mds pour 2023.

Les efforts budgétaires ne suffisent plus

Aux tensions sur la liquidité extérieure s’ajoutent maintenant des difficultés de renouvellement de la dette domestique en pesos. Pourtant, en cumul sur 12 mois, le déficit primaire reste contenu à 2,2% du PIB jusqu’en février 2023 (4,3% pour le déficit total) grâce aux efforts budgétaires (les dépenses primaires ont diminué de 29% du PIB fin 2021 à 27% fin 2022). Cependant, en janvier et février, le déficit primaire a atteint 0,3% du PIB et dépasse déjà l’objectif fixé par le FMI pour le T1 2023.

Le 9 mars dernier, Sergio Massa a proposé aux créanciers publics et privés un nouvel échange de titres de dette en pesos pour repousser à 2024 et 2025 les échéances du T2 2023 qui s’élèvent à 5% du PIB, soit un peu moins de la moitié des tombées de dette de l’ensemble de l’année. À seulement 57,3%, le taux d’acception a été jugé décevant ; il permet certes d’alléger le service de la dette domestique de l’équivalent de 2,6% du PIB mais, d’une part, le taux de participation des créanciers privés a été très faible, et, d’autre part, la dette domestique indexée sur le taux de change ou l’inflation représente maintenant 93% de la dette domestique totale. Les garanties d’indexation n’ont visiblement pas été jugées suffisantes aux yeux des créanciers privés pour qu’ils acceptent le risque de subir une nouvelle restructuration.

Dans le même temps, le coût de stérilisation supporté par la banque centrale s’est envolé. Il est passé de 3% du PIB fin 2021 à près de 8% fin 2022 malgré l’arrêt des avances directes de la banque centrale au Trésor (i.e. le financement monétaire direct du déficit budgétaire) depuis août 2022 et l’absence de flux nets de financement en provenance du reste du monde. En cas de restructuration de la dette domestique, le secteur bancaire serait en première ligne puisque les titres publics (hors Leliq et Noliq, les instruments de stérilisation de la BCRA) représentent 23% du total de ses actifs.

Achevé de rédiger le 4 avril 2023

François Faure

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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