Alors que le marché du travail américain connait de fortes tensions depuis la reprise économique en 2021, les premiers signes de détente apparaissent, ce qui devrait freiner la dynamique des salaires. L’ampleur de cette décélération sera déterminante pour garantir la désinflation et le retour progressif à une stabilité des prix.
Cette détente du marché du travail sera également déterminante pour la croissance économique. D’un point de vue historique, le ralentissement du marché du travail a (quasiment) toujours conduit à une récession. Néanmoins, plusieurs singularités actuelles du marché du travail (importance du débauchage, courbe de Beveridge plus convexe que par le passé, etc.) vont dans le sens d’un possible atterrissage en douceur (soft landing).
Aujourd’hui, les données du marché du travail n’indiquent pas de risque de récession imminent mais la situation pourrait évoluer rapidement au cours des mois à venir.
Le marché du travail ralentit mais reste très tendu
Depuis la crise de la Covid-19, le marché du travail américain est sous tension. Le taux de participation au marché du travail (62,3% en décembre 2022 contre 63,3% en décembre 2019) et le taux d’emploi (59,5% en décembre 2022 contre 61% en décembre 2019) n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux d’avant-crise. En cause notamment, l’augmentation du nombre de départs en retraite anticipée, pour des raisons de santé ou d’opportunité[1], a réduit le nombre d’actifs sur le marché du travail alors même que la vigueur de la reprise économique, initiée en 2021, a stimulé les créations d’emploi.
Si les entreprises ont d’abord réembauché des actifs sans emploi pour répondre à leurs besoins, contribuant ainsi à faire baisser le taux de chômage à son plus bas depuis 50 ans (3,5% en décembre 2022), elles ont rapidement été confrontées à des difficultés de recrutement et à des pénuries de main d’œuvre. Comme le montre la courbe de Beveridge, les ouvertures de postes sont restées dynamiques alors que le taux de chômage était déjà proche (voire en dessous) du taux de chômage naturel[2]. En mars 2022, il y a eu jusqu’à deux postes vacants pour un demandeur d’emploi.
Le choc d’inflation de 2022 et la détérioration des perspectives de croissance américaine à partir de l’été 2022 ont toutefois ralenti le dynamisme de l’emploi, même si les tensions ont perduré. En décembre 2022, les créations nettes d’emplois ont nettement ralenti, même si elles sont restées à un niveau relativement élevé, notamment dans les services aux entreprises (+212k sur un mois) et dans la production de biens manufacturés (+39k).
Le dynamisme de l’emploi a soutenu les salaires et l’inflation
Pour satisfaire leurs besoins en main d’œuvre, les entreprises ont augmenté les salaires afin d’inciter certains inactifs (qui forment le halo du chômage) à revenir sur le marché du travail, mais aussi pour convaincre certains actifs en recherche d’emploi à se tourner vers de nouveaux secteurs (quitte à les former), notamment le secteur de l’hôtellerie et de la restauration. Les pénuries de main d’œuvre ont également poussé les entreprises à proposer des salaires plus élevés pour attirer des actifs déjà en emploi (poach workers - débauchage). Cette pratique a contribué à augmenter les démissions d’employés pour de nouveaux postes (Great resignation), ce qui a pu accentuer les pénuries. Les salaires (Average hourly earnings, AHE) dans le privé ont ainsi progressé de 4,6% en glissement annuel en décembre 2022, avec une répartition relativement homogène entre le secteur des biens (4,4%) etcelui des services (4,6%).
Cette dynamique des salaires a été un facteur de soutien non négligeable au pouvoir d’achat des ménages, dans un contexte d’inflation forte, qui influe par conséquent positivement sur la croissance économique américaine. Néanmoins, ces hausses de salaires ont également contribué à renforcer l’inflation, puisqu’un certain nombre d’entreprises ont répercuté les hausses de salaires dans leurs prix de vente[3]. Bien qu’une boucle salaires-prix, c’est-à-dire un effet d’entraînement réciproque entre les augmentations de salaires et l’augmentation du niveau des prix, ne se soit pas matérialisée aux États-Unis, le ralentissement de l’inflation sera bien fonction du ralentissement des salaires, donc de l’assouplissement du marché du travail.
Un ralentissement du marché du travail sans récession est-il possible ?
Les conséquences du ralentissement marché du travail font l’objet d’un débat, notamment sur l’ampleur de la baisse à venir de la croissance économique.
En s’appuyant sur les travaux de William Beveridge, les économistes Olivier Blanchard, Alex Domash et Lawrence Summers[4] montrent que la baisse du taux d’emplois vacants aux États-Unis, consécutive au ralentissement économique, devrait conduire, comme à l’accoutumé, à une augmentation du taux de chômage, ce qui devrait affecter négativement la consommation.
La position actuelle du marché du travail américain le long de la Courbe de Beveridge (en haut à gauche sur le graphique) est le résultat d’une forte reprise de l’activité économique et d’un appariement moins efficace. Cela s’explique par une réallocation plus forte (job-to-job) ainsi que par des difficultés de recrutement. Cette situation impliquerait une forte augmentation du taux de chômage naturel par rapport à son niveau pré-Covid-19, et donc un marché du travail américain d’autant plus sous tension.
Plus largement, l’histoire économique nous apprend qu’une baisse du taux d’emplois vacants a de fortes chances d’entraîner à la hausse le taux de chômage. Théoriquement, pour qu’une baisse du taux de vacances n’implique pas une hausse du taux de chômage, une baisse des réallocations et/ou une baisse des difficultés de recrutement est nécessaire. Or, la Fed ne dispose d’aucun levier sur ces paramètres. Si l’histoire est vouée à se répéter, la contraction de l’économie serait ainsi inévitable à mesure de la détérioration du marché du travail, dont le retournement pourrait être rapide et conséquent.
« Is this time different? »
Les économistes de la Réserve fédérale (Fed) et des banques centrales régionales proposent toutefois une analyse plus optimiste, en soulignant la singularité de la situation actuelle. Selon Andrew Figura et Chris Waller[5], la courbe de Beveridge est plus convexe qu’auparavant, ce qui implique qu’une forte baisse du taux d’emplois vacants n’entraînerait qu’une faible hausse du taux de chômage. Selon leurs calculs, une baisse du taux d’emplois vacants de 7% à 4,6% n’entraînerait qu’une hausse du taux de chômage d’un point. Par ailleurs, cette baisse laisserait une demande de travail relativement forte ce qui limiterait les licenciements. Historiquement, les licenciements sont importants lorsque la demande de travail est faible.
Les auteurs montrent également que les ouvertures de postes concernent principalement des travailleurs déjà en emploi[6] (voir graphique) : leur suppression n’aurait donc qu’une conséquence limitée sur le taux de chômage. Considérons en effet qu’il existe deux types de postes vacants : ceux à destination de salariés sans emploi et ceux à destination de salariés en emploi. Or, cette répartition des emplois vacants a changé au cours de la décennie passée. Dans les années 2000, les ouvertures de postes étaient également réparties entre les deux catégories alors que depuis les années 2020, la proportion des postes à destination des actifs employés avait tendance à être plus importante. Dans ce contexte, la normalisation monétaire, en réduisant la demande de travail, conduirait principalement supprimer des postes à destination d’actifs déjà en emploi et la réduction de ces ouvertures de poste n’affecterait pas substantiellement le taux de chômage.
Si les deux argumentaires apportent des idées convaincantes quant aux conséquences du ralentissement du marché du travail sur l’activité économique, elles n’en restent pas moins hypothétiques. Quelles informations le marché du travail peut-il donner aujourd’hui sur l’entrée des Etats-Unis en récession ? Deux indicateurs, l’un coïncidant et l’autre avancé, permettent d’apprécier le risque récessif à travers l’évolution du marché du travail.
D’après Claudia Sahm[7], une récession apparaît lorsque la moyenne mobile sur trois mois du taux de chômage augmente d’au moins un demi-point de pourcentage au-dessus de son minimum au cours des 12 derniers mois. Selon les dernières données disponibles (voir graphique), les États-Unis ne seraient donc pas en récession[8]. La principale limite de cette théorie est qu’elle n’a pas de pouvoir prédictif : elle indique de manière coïncidente l’entrée en récession.
En s’appuyant sur l’évolution du taux de chômage lissé, Thomas Mertens[9] montre qu’une récession surgit lorsque la série a atteint son point le plus bas mais que son taux de variation augmente. Selon les conclusions de ses travaux, les États-Unis ne font pas non plus face à une récession imminente, bien que cela puisse changer au cours des mois à venir.
En résumé, si le marché du travail continue de ralentir progressivement, la récession pourrait être évitée mais la désinflation prendrait alors plus de temps, ce que la Fed ne verrait probablement pas d’un bon œil. À l’inverse, une détérioration plus forte du marché du travail ferait plus certainement basculer l’économie américaine en récession. L’inflation s’en trouverait plus fortement ralentie et la Fed pourrait relâcher plus vite la pression sur les taux. Plus que jamais, le marché du travail sera déterminant pour la croissance et l’inflation en 2024.
Félix Berte