Edito

Comment quantifier un élargissement injustifié des spreads

19/06/2022
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Ces dernières semaines, la perspective de plusieurs relèvements de taux par la BCE a provoqué une hausse des rendements des obligations d’État allemandes et de certains spreads souverains de la zone euro. Au-delà d’un certain point, l’augmentation des spreads ne se justifie pas. Dans ces circonstances, la banque centrale pourrait décider d’intervenir pour éviter que cela n’entrave la transmission de la politique monétaire. Or, il est difficile de déterminer quand une hausse de spread souverain est trop forte. Historiquement, la relation (bêta) entre le spread BTP-Bund et les rendements du Bund, calculée sur une fenêtre mobile de 20 semaines, fluctue beaucoup. Il est donc nécessaire de considérer une perspective plus longue. Avec des données remontant à 2013, le spread actuel est en ligne avec l’estimation basée sur le rendement actuel du Bund. D’autres variables économiques devraient venir compléter l’analyse. Cela montre toute la difficulté de la tâche de la BCE lorsqu’il est question de remédier à un élargissement injustifié des spreads.

Certains spreads souverains de la zone euro – i.e. les écarts de taux entre les emprunts d’État d’un pays donné et ceux de l’Allemagne (la référence du taux sans risque) de même échéance – se sont récemment nettement creusés. Cette évolution étant susceptible d’impacter la transmission de la politique monétaire, le Conseil des gouverneurs de la BCE a tenu une réunion ad hoc le 15 juin dernier « pour procéder à un échange de vues sur la situation actuelle des marchés »[1].

Lorsque la Banque centrale européenne annonce son intention de relever le taux de rémunération des dépôts, il faut s’attendre à une évolution à la hausse de l’ensemble de la structure des taux d’intérêt à court et à long terme des marchés de capitaux (rendements des obligations d’État et des obligations d’entreprises) et du financement bancaire.

Une augmentation des rendements des obligations d’État allemandes devrait se traduire par un élargissement des spreads pour les émetteurs souverains les plus lourdement endettés mais aussi pour les entreprises (graphique 1), et ce, même en l’absence d’une dégradation des perspectives à court terme. En cas de progression significative des taux du Bund, les investisseurs qui visent un certain rendement ne sont plus obligés d’investir autant en emprunts d’État italiens, par exemple, ou en obligations d’entreprises. Les spreads peuvent aussi augmenter lorsque les investisseurs exigent un rendement supplémentaire pour se prémunir contre une possible détérioration de la qualité du crédit.

ÉCART DE TAUX ENTRE OBLIGATIONS À HAUT RENDEMENT DANS LA ZONE EURO ET ÉCART DE TAUX SOUVERAINS ITALIE/ALLEMAGNE

Cependant, au-delà d’un certain point, l’augmentation des spreads ne se justifie pas au vu des fondamentaux et de la qualité du crédit. La demande et l’activité économique peuvent s’en ressentir dans certains pays car, du fait de la hausse disproportionnée des taux longs – qui reflète la remontée des rendements du Bund et le creusement des spreads – les conditions financières deviennent plus restrictives que la BCE ne l’avait prévu au moment de relever le taux de rémunération des dépôts.

Il s’ensuit un risque de fragmentation. La déconnexion entre les spreads et les fondamentaux assombrit les perspectives économiques : elle génère une plus forte aversion pour le risque et un nouvel élargissement des spreads, ce qui « engendre une dynamique non linéaire et déstabilisante »[2]. Dès lors, la BCE estime, à juste titre, qu’elle doit intervenir pour éviter que la transmission de sa politique monétaire ne soit impactée. On retrouve ce même raisonnement dans la déclaration de Mario Draghi en juillet 2012 (« croyez-moi, ce sera suffisant ») comme dans le discours récent d’Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, à la Sorbonne : « il ne fait aucun doute que nous pouvons, si nécessaire, concevoir et déployer de nouveaux instruments pour assurer la transmission de la politique monétaire et donc notre mandat principal de stabilité des prix »[3].

Annoncer un engagement est une chose, le mettre en œuvre en est une autre d’autant que de nombreuses questions[4] complexes se posent, à commencer par celle-ci : qu’entend-on par élargissement injustifié des spreads ? La réponse à cette question passe nécessairement par l’examen de la relation entre les spreads souverains et les rendements du Bund. C’est ce que montre le graphique 2 pour le spread italien (BTP-Bund) en calculant, à l’aide des données hebdomadaires depuis 2013[5], le bêta sur vingt semaines glissantes entre le spread BTP-Bund et le rendement du Bund 10 ans. Ce coefficient fluctue énormément et change de signe.

SPREAD BTP-BUND ET TAUX DE RENDEMENT DU BUND (10 ANS)

Ainsi, au printemps 2018, il était nettement négatif du fait d’un élargissement significatif du spread – du fait de l’incertitude politique qui prévalait en Italie – et d’un repli des rendements allemands. La variabilité du coefficient bêta pose la question de la période à laquelle se fait l’évaluation du caractère justifié ou non du spread observé compte tenu du niveau des rendements du Bund. Le tableau montre, sur la première ligne, que, d’après les données des vingt dernières semaines, le spread observé le 17 juin est inférieur de 20 points de base au spread estimé. Sont présentées sur la deuxième ligne les données sur vingt semaines à partir d’août 2021. Le bêta est significativement inférieur et le spread observé le 17 juin est supérieur de 65 points de base à celui estimé. En utilisant l’ensemble de l’échantillon (ligne 3), avec des données remontant à 2013, le spread observé le 17 juin est inférieur de 17 points de base au spread estimé. Les résultats de ces calculs appellent plusieurs conclusions.

ÉCART DE TAUX ESTIMÉ ENTRE L'ITALIE ET L'ALLEMAGNE

Premièrement, la relation (bêta) entre le spread BTP-Bund et les rendements du Bund fluctue avec le temps. En territoire négatif depuis début 2021, le bêta, qui a récemment enregistré une progression significative, est redevenu à présent positif. Deuxièmement, considérant que les rendements du Bund ont évolué à la hausse, cela a créé un sentiment de « double peine » pour le spread du fait de la progression des taux allemands et de l’augmentation du bêta. Troisièmement, il faut à l’évidence introduire certaines variables économiques dans l’analyse car elles conditionneront la réaction des rendements italiens aux variations des rendements allemands. Ainsi pourrait-on intégrer des variables telles que l’orientation de la politique monétaire – le rôle des achats d’actifs nets, les perspectives pour le taux de rémunération des dépôts -, les perspectives en termes de croissance et de finances publiques, l’appétit pour le risque des investisseurs, etc. Cela montre toute la difficulté de la tâche lorsqu’il est question de remédier à un élargissement injustifié des spreads, surtout compte tenu du nombre d’écarts de taux à surveiller.

[1] Source : BCE, Déclaration à l’issue de la réunion ad hoc du Conseil des gouverneurs de la BCE, 15 juin 2022

[2] Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, définit la fragmentation en termes de rendements plutôt que de spreads : « la fragmentation reflète une rupture soudaine de la relation entre les rendements souverains et les fondamentaux, donnant lieu à une dynamique non linéaire et déstabilisante ». Source : United in diversity – Challenges for monetary policy in a currency union, discours prononcé par Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, devant les diplômés du Master Monnaie, Banque, Finance et Assurance de l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris, le 14 juin 2022

[3] Source : voir note de bas de page 2

[4] Ex : conditionnalité, spread cible, interférence avec la politique monétaire, etc.

[5] Nous avons choisi l’année 2013 pour éviter que la crise de la dette souveraine dans la zone euro n’influence les résultats de l’estimation.

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