Il y a encore trois mois, nous anticipions, comme beaucoup d’autres observateurs, un début de stabilisation économique. L’économie mondiale et celle de la zone euro étaient parvenues à passer à travers de nombreuses difficultés et déséquilibres (hausse sensible des tensions sur le commerce mondial, ralentissement chinois marqué, difficultés significatives dans le secteur manufacturier, niveau de valorisations boursières jamais atteint). Aucun élément déclencheur n’avait toutefois fait plonger l’économie mondiale en récession. L’histoire est évidemment toute autre aujourd’hui. La pandémie de Covid-19 constitue un choc massif, qui fera entrer cette année l’économie de la zone euro en récession.
Triple choc : offre, demande, incertitudes
Jusqu’à récemment, les indicateurs économiques conjoncturels dont nous disposions, et habituellement observés, n’intégraient que très partiellement le choc. Celui-ci semblait alors uniquement chinois, et ainsi lointain. Les anticipations des agents économiques en zone euro ne se sont pas immédiatement détériorées, tout comme aux États-Unis où l’écart-type des anticipations reste élevé, reflétant la grande incertitude autour des scénarios économiques potentiels[1]. La publication des indices des directeurs d’achats (Purchasing Managers Index, PMI) de mars a changé la donne. En effet, l’indice composite PMI a atteint 31,4 (après 51,6 en février). Cet effondrement s’explique en grande partie par la chute brutale du PMI dans le secteur des services qui atteint un point bas historique (28,4). Le dernier point bas remonte à février 2009, date à laquelle le PMI services était tombé à 39,2, ce qui témoigne de l’ampleur sans précédent du choc actuel. Ces données viennent confirmer les informations en temps réel[2].
Ce choc est triple. D’abord, un choc d’offre, qui se caractérise par des fermetures d’usines imposées et une pénurie de travailleurs qui ne se rendent plus sur leur lieu de travail. D’autres unités de production, pénalisées en amont par le manque de biens intermédiaires, réduisent leur volume d’activité. À cela vient s’ajouter un choc de demande du côté des ménages. Les mesures de confinement prises dans les différents pays européens et la fermeture de nombreux magasins contraignent mécaniquement la consommation privée. Enfin, de nombreuses incertitudes demeurent, en particulier concernant la durée des mesures de confinement, le dynamisme de la demande anticipée et l’efficacité des politiques de soutien à l’activité (voir plus bas). Ces interrogations freineraient l’investissement des entreprises et conduiraient à la formation d’une épargne de précaution.
Selon une première évaluation de l’OCDE[3], l’impact sur les pays de la zone euro, a priori temporaire, serait toutefois très marqué. Le choc initial des mesures sanitaires engagées conduirait à une perte globale d’activité comprise, en termes réels, entre -25% et -30% dans les plus grands pays européens (par rapport à une situation normale). Par effet de composition, l’impact serait plus fort sur le secteur du transport en Allemagne qu’en France par exemple. Il demeure toutefois grandement incertain et plusieurs facteurs pourraient accentuer ou atténuer l’effet initial. Cela dépendra, à court terme, de la durée du confinement et du durcissement ou non des mesures et, à moyen terme, du caractère rattrapable ou non de l’activité. Par exemple, la perte de consommation en « restauration et hôtellerie » et en « services récréatifs », le tout correspondant à près de 12% du total de la consommation des ménages en zone euro, est a priori non rattrapable. Ce serait ainsi une perte sèche. À l’inverse, la consommation en « habillement et chaussures » est, au moins partiellement, soit substituable par des achats en ligne soit rattrapable une fois les points de ventes rouverts. Cela représente près de 5% de la consommation totale. Par ailleurs, l’épargne forcée constituée par les ménages pendant le confinement pourrait constituer une bonne base pour une reprise vigoureuse (d’autant plus que le prix du pétrole a baissé très sensiblement favorisant des gains de pouvoir d’achat). Néanmoins, le retour à une dynamique normale de dépenses du côté des ménages dépendra de la confiance des consommateurs de la zone euro. Si la détérioration de celle-ci observée en mars (-11,6, un plus bas depuis fin 2014) devait se poursuivre, des comportements de précaution pourraient limiter le potentiel de rebond.
Rôle-clé de l’intervention publique : assurer au mieux le redémarrage
Les mesures sanitaires prises en zone euro rendent inéluctable et instantané leur effet sur la croissance. La politique économique doit alors assurer les conditions d’une sortie de crise vigoureuse. Aux mesures d’urgence à court terme, permettant d’éviter des pénuries de liquidités, doivent s’ajouter des mesures visant à limiter le risque de solvabilité de nombreuses entreprises. Les mesures engagées jusqu’ici apparaissent censées au vu des expériences de crises passées. La mise en place de dispositifs de chômage partiel et de soutien à la trésorerie des entreprises (via des garanties publiques apportées aux prêts de trésorerie ou via le report de paiements des charges fiscales et sociales) semble à ce titre appropriée[4] et privilégiée dans plusieurs pays. Ces actions permettraient de limiter l’effet de la crise sur le tissu productif et sur l’emploi. Toutefois, l’ampleur du choc du Covid-19 et des mesures sanitaires adoptées diffère entre les États, tout comme les réponses apportées du côté budgétaire. En effet, l’impulsion budgétaire discrétionnaire (hors garanties et report de paiement) est pour l’heure nettement plus important en Allemagne qu’elle ne l’est en France, en Italie ou en Espagne[5]. Au niveau européen, malgré une réponse encore relativement limitée et un manque de consensus autour d’outils budgétaires communs (cf. Coronabonds par exemple), des décisions ont été actées. En particulier, la Commission a activé la « general escape clause » en raison du caractère exceptionnel et hors de contrôle des gouvernements du choc actuel[6]. Cette clause autorise les États membres à déroger aux objectifs de finances publiques, les règles étant suspendues. En d’autres termes, la déviation par rapport à l’objectif de 3% de déficit nominal ou à l’ajustement structurel demandé est autorisée.
Le soutien budgétaire est facilité, une nouvelle fois, par la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne (BCE). L’institution de Francfort a annoncé des mesures massives et flexibles pour répondre aux effets économiques de la pandémie de Covid-19. Lors de la réunion de politique monétaire du 12 mars, Christine Lagarde avait déjà acté plusieurs mesures de soutien, notamment la mise en place d’une enveloppe supplémentaire de EUR 120 mds d’ici la fin de l’année 2020 (en complément du programme existant d’achats d’actifs). De plus, un programme d’urgence a été annoncé le 18 mars. D’un montant de EUR 750 mds, le PEPP (Temporary Pandemic Emergency Purchases Programme) devrait durer au moins jusqu’à fin 2020 et limiter le risque de durcissement des conditions financières et de fragmentation au sein de la zone euro. Fait nouveau, les limites d’achats d’actifs, existantes dans le cadre du programme d’achats initial, ne seront pas appliquées à ce programme d’urgence, lui offrant ainsi une grande flexibilité[7]. De plus, le PEPP ciblera les titres de plus courtes échéances répondant ainsi davantage aux problématiques de liquidité. En tenant compte des achats mensuels est de EUR 20 mds, ce sont au total plus de EUR 1000 mds d’achats d’actifs supplémentaires par la BCE en 2020, soit près de 10% du PIB de la zone euro.
À moyen terme, l’effet de la pandémie de Covid-19 aurait un effet baissier durable sur le taux d’intérêt réel naturel en zone euro[8], déjà proche de zéro voire négatif. L’investissement serait moindre. À l’inverse, l’épargne désirée serait plus forte, soit en raison d’un comportement de précaution, soit simplement afin de reconstituer un capital disparu pendant la phase épidémique.
Au total, cette crise soulève de nombreuses questions. Elle force la politique monétaire à aller plus loin dans l’utilisation des outils non conventionnels. Quelle pourrait-être la prochaine étape ? Des discussions autour d’une distribution directe de monnaie aux agents économiques sont en cours, et posent des questions importantes, notamment d’un point de vue démocratique. Du côté des États, le soutien nécessaire à cette crise et la chute de l’activité attendue feront augmenter les déficits et dettes publics. Une consolidation budgétaire sera-t-elle entreprise ensuite ? Cette crise précipite-t-elle la « japonisation » de la zone euro ? Autant de questions sur lesquelles nous nous pencherons une fois l’urgence sanitaire puis économique réglée.[1] A. Dietrich et al., News and uncertainty about the economic fallout of COVID-19: Survey evidence and implications for monetary policy, VOX CEPR, 24 Mars 2020