Aux États-Unis comme presque partout ailleurs, l’économie s’est trouvée partiellement paralysée au printemps 2020, du fait des mesures de protection imposées par la pandémie de Covid-19. Au deuxième trimestre, le PIB américain a chuté de 9,1% (31,7% en rythme annualisé), du jamais-vu. La marche des affaires a toutefois pu reprendre, à la faveur d’un (court) répit offert par la maladie et sous l’assistance de l’État fédéral, qui, depuis six mois, a transféré dans l’économie quelque USD 2 200 milliards, presque l’équivalent du PIB de la France[1]. À l’approche de l’automne, les enquêtes de conjoncture auprès des ménages et des entreprises avaient retrouvé des niveaux quasi normaux. D’après les estimations des Réserves fédérales d’Atlanta et de New-York, le PIB aurait, quant à lui, rebondi de 6% à 7% au troisième trimestre.
Récupération incomplète et inégale
Cela laisse un déficit de quatre à cinq points de PIB à combler par rapport à la situation de 2019, ce qui est moins qu’en Europe mais reste tout de même considérable. Alors que les chiffres du chômage sont davantage sujets à caution (voir l’encadré), les statistiques d’emploi sont probablement celles qui rendent le mieux compte de la sévérité du choc. Disponibles jusqu’en août, elles montrent que seule la moitié des 22 millions de postes supprimés entre mars et avril ont été récupérés depuis. Bien que sans rapport avec la crise financière de 2008, l’épidémie de Covid-19 a des répercussions tout aussi profondes et inégales sur le marché du travail.
De fait, les deux tiers des pertes d’emploi recensées depuis février touchent des populations à faibles niveaux de qualification et de revenu. C’est aussi là que se concentrent, de manière beaucoup plus importante encore, les difficultés d’inscription au système d’assurance-chômage[2], qui aboutissent à exclure de la population active de nombreux Américains modestes. Les données du BLS (Bureau of Labor Statistics) montrent une chute historique du taux d’activité des adultes non ou faiblement diplômés[3], qui ne se retrouve pas, ou du moins pas autant, dans le reste de la population. Depuis février, ils seraient ainsi près de 4 millions à avoir quitté le marché du travail (graphique), une sortie des radars qui a des effets inattendus sur certaines variables macroéconomiques. C’est, par exemple, le cas des salaires horaires, dont l’effervescence récente (+6,6% sur un an au deuxième trimestre) est moins le fait d’un enrichissement des travailleurs américains que d’une diminution non totalement prise en compte de leur temps de travail et d’une sous-représentation des catégories les plus pauvres[4]. Il n’y a pas de pression inflationniste, au contraire, le durcissement de la concurrence autant que la nécessité d’écouler les stocks ayant plutôt tiré le prix des biens de consommation vers le bas au cours des derniers mois[5].
Inégale dans la population, la récupération l’est aussi au plan sectoriel. Sans surprise, les activités ayant conservé ou retrouvé des chiffres d’affaires et des effectifs quasi normaux ont soit une large assise domestique (construction résidentielle, services aux collectivités, commerce alimentaire), soit été surconsommés durant la crise (biens d’équipement informatique, services financiers, télécommunications). La situation reste en revanche très difficile dans les secteurs dépendant des échanges internationaux et/ou impliquant des regroupements ou des contacts physiques. L’hôtellerie-restauration, les activités récréatives et de spectacle, les industries et services de transports ou encore l’habillement comptent pour 15% de l’emploi total aux États-Unis mais expliquent la moitié des suppressions de postes depuis février.
Confort monétaire, malaise politique
Le rétablissement complet n’est pas pour tout de suite, alors que la plupart des pays connaissent une recrudescence des cas de Covid-19 et que le commerce international est loin d’indiquer un retour à la normale. Aussi la Banque centrale adapte-t-elle son cap. Fin août, au symposium de Jackson Hole, son président Jerome Powell a dévoilé les nouvelles « cibles et stratégie à plus long terme » de la politique monétaire, qui paraît devoir s’installer dans un régime d’accommodation sans limite. La cible d’inflation, toujours fixée à 2%, s’appréciera désormais « au fil du temps », une manière d’indiquer une plus grande tolérance à son dépassement. L’objectif d’emplois devient, quant à lui, asymétrique. Il vise explicitement l’élimination des sous-capacités (shortfall), mais plus l’atténuation des surtensions, un parti pris qui disqualifie de facto la règle de Taylor.
Présentée comme l’aboutissement d’un long processus de désinflation et d’abaissement du taux neutre, cette nouvelle stratégie obéît aussi à des circonstances exceptionnelles, qui obligent la Fed à monétiser des quantités considérables de dette publique. Sa contrepartie est une création de liquidité centrale jamais observée jusqu’alors, propre à nourrir des bulles d’actifs (graphique). L’autre inconvénient est une perte de lisibilité. Car, si ne pas se servir de la pédale de frein en temps de crise est une évidence, entreprendre son démontage est autre chose. En bout de course, y aurait-il retour à meilleure fortune, on ne voit plus très bien quel pourrait être le déclencheur d’une remontée des taux d’intérêt aux États-Unis. Les membres du Comité de la politique monétaire, dont les projections macroéconomiques viennent d’être actualisées, n’envisagent rien avant 2024.
C’est à cet horizon que s’achèvera le mandat du prochain président des États-Unis. Reste à en connaître le nom, une question qui risque d’occuper le devant de la scène bien-delà du 3 novembre, date de l’élection. Sur le papier, le candidat démocrate Joe Biden, qui dispose d’une avance significative et stable dans les sondages au niveau national (50% d’intentions de votes contre 43% pour le président républicain sortant Donald Trump) devrait l’emporter. Dans les faits, le résultat se jouera dans quelques États clés (pouvant basculer d’un côté comme de l’autre) et selon le principe du winner takes all, conférant au candidat arrivé en tête l’intégralité du collège des grands électeurs, les seuls habilités à désigner le président. C’est ainsi qu’une avance en termes de votes populaires (Hillary Clinton en a compté près de 3 millions de plus que son adversaire Donald Trump en 2016) peut aboutir à une défaite.
Le résultat devrait-il être serré qu’il a toutes les chances d’être contesté par l’un des deux camps, un scénario dans lequel Donald Trump s’inscrit déjà. Au cœur de la bataille à venir, le vote par correspondance, plébiscité dans le contexte de crise sanitaire, mais qui risque de retarder le décompte des voix, et dont M. Trump estime qu’il est un vecteur de fraude, en dehors duquel sa victoire serait acquise[6]. À défaut de remporter l’élection présidentielle le 3 novembre prochain, l’actuel locataire de la Maison Blanche pourrait bien refuser de la perdre.