L’Allemagne est longtemps restée sans rivaux. Au-delà des progrès en termes de compétitivité hors coût et de positionnement stratégique, l’économie allemande a opéré après la réunification une modération salariale importante, menée notamment sur la base d’une décentralisation des négociations salariales. Cette modération a été accompagnée au début des années 2000 d’une flexibilisation du marché du travail. Ainsi, les coûts salariaux unitaires allemands sont restés stables entre 1999 et 2007. Cette dynamique, qui a permis à l’industrie manufacturière allemande de regagner en compétitivité, a notamment contribué à l’amélioration sensible du compte courant (+9 points de PIB depuis 1999 pour atteindre environ 8% en 2017). Les Pays-Bas, qui affichent également une forte progression et un niveau élevé d’excédent courant (plus de 10% du PIB en 2017, en hausse de 7 points depuis 1999), ont de leur côté connu une croissance moyenne des CSU de l’ordre de 2% avant la crise (proche de la France), avec une dynamique de productivité du travail comparable à celle de l’Allemagne.
Note de lecture : Les pays « déficitaires », représentés par la courbe noire pointillée sur le graphique, regroupent les pays qui ont affiché en moyenne un déficit de leur balance courante depuis 1999. Il s’agit notamment de l’Italie, la Grèce, l’Espagne et le Portugal.
Les pays de la « périphérie » ont, sur cette période, vu leur CSU croître sensiblement. La progression des CSU avant la crise en Italie, au Portugal et en Espagne, a surtout eu lieu dans les secteurs des biens et services non échangeables[13]. En tant qu’intrants du processus de production, la progression des CSU dans le secteur abrité a pénalisé la compétitivité du secteur exposé à la concurrence internationale. Les dynamiques différentes de CSU entre les Etats membres de la zone euro ont participé aux écarts de balances courantes entre les pays déficitaires et les pays excédentaires (cf. graphique 8). Tandis que le compte courant de la zone euro dans son ensemble était globalement à l’équilibre sur la première décennie de l’euro, il n’a par la suite cessé d’augmenter, en grande partie sous l’effet de la hausse de l’excédent allemand. Les pays « déficitaires » ont à l’inverse vu leur compte courant nettement se dégrader avant 2008, avant de se refermer dans un contexte de demande interne déprimée.
Depuis 2008, les dynamiques salariales en Allemagne tendent à être plus marquées qu’en moyenne en zone euro (les coûts salariaux unitaires allemands ont progressé en moyenne d’environ 2,0% depuis la crise, contre +1,3% en zone euro). D’un autre côté, certains pays ont connu des ajustements brutaux de leurs coûts salariaux unitaires. Progressant en moyenne annuelle de plus de 3% entre 1999 et 2007, les CSU en Grèce et en Espagne ont stagné depuis lors. Ces nouvelles tendances, si elles persistaient, permettraient de réduire les écarts de compétitivité-coût à même de corriger une partie des déséquilibres macroéconomiques accumulés en zone euro.
Progrès institutionnels nécessaires
En cas de chocs asymétriques, des ajustements macroéconomiques sont donc possibles, notamment via la modération des coûts salariaux unitaires. Ils peuvent toutefois déprimer durablement la demande. Le partage du risque apparaît à ce titre essentiel, en particulier au sein d’une union monétaire, afin de lisser la consommation dans le temps et in fine d’améliorer le bien-être. Par définition, la politique monétaire commune limite l’autonomie au niveau national de sorte qu’un partage des risques s’impose pour amortir l’impact des chocs asymétriques[14]. Les mécanismes de partage du risque peuvent aussi bien être privés (via le marché des capitaux ou le canal du crédit) que publics (transferts intergénérationnels par le biais de la dette publique), nationaux ou transfrontaliers (système de transferts entre Etats).
A l’inverse des Etats-Unis, une république fédérale, la zone euro connait un partage du risque très limité, 80% des chocs qui affectent une économie donnée n’ayant pas été lissés depuis la création de l’union monétaire[15]. Le partage du risque s’affaiblit en outre pendant les périodes quand surviennent des difficultés économiques. La dynamique du crédit transfrontalier a pâti sensiblement de la crise de 2008, de la montée de l’aversion au risque des agents économiques et de la différentiation accrue du risque vis-à-vis des emprunteurs.
Le renforcement des mécanismes de partage du risque au sein de la zone euro nécessiterait notamment une plus grande intégration des marchés des capitaux et un marché du crédit transfrontalier moins sensible aux retournements conjoncturels. Par ailleurs, la brève histoire de la zone euro a, pour beaucoup, révélé la nécessité de renforcer la convergence institutionnelle.
Des premiers pas…
La lente et difficile réponse apportée à la crise des dettes souveraines, et en particulier au cas grec (dont l’économie ne représentait alors qu’un peu plus de 2% du PIB nominal de la zone euro), a mis en avant les divergences importantes entre les tenants d’une position ferme de « non-renflouement » (en ligne avec les traités européens) et les partisans d’une position plus interventionniste. Ces divergences de point de vue ont fragilisé la zone euro, et les tensions sur les marchés des obligations souveraines ont augmenté.
La création du Mécanisme européen de stabilité (MES) en 2012, qui a fait suite au Fonds européen de stabilité financière (FESF)[16], est une première avancée dans le domaine du partage des risques. Ces structures, destinées à prêter aux Etats membres qui rencontreraient des difficultés financières en échange d’une « stricte conditionnalité », ont permis une meilleure absorption des chocs en zone euro pendant la crise[17], en se substituant aux prêteurs privés dans les pays les plus affectés. Toutefois, ces dispositifs sont davantage des mécanismes d’urgence ex-post. Bien qu’ils apparaissent comme des outils crédibles de lutte contre les chocs négatifs à court terme, un instrument en amont pourrait absorber une partie du choc et ainsi limiter les effets négatifs en termes de croissance économique et d’emploi.
La zone euro s’est par ailleurs engagée, depuis 2012-2013, dans une union bancaire, dont la finalité est triple puisqu’elle vise :
- la prévention des risques, au moyen d’un mécanisme de supervision unique confié à Banque centrale européenne ;
- la dissociation des risques, souverains et bancaires, au moyen d’un mécanisme de résolution unique comportant notamment un fonds de résolution alimenté par les banques ;
- la mutualisation des risques, au moyen d’un mécanisme unique de garantie des dépôts bancaires, non encore achevé.
Promouvoir la convergence réelle nécessite d’abord de renforcer les conditions d’offre des économies membres de la zone euro (la compétitivité notamment) en vue, comme discuté plus haut, de permettre une convergence durable de la productivité et des niveaux de richesses. Cela requiert, d’autre part, de se doter d’un outil permettant de limiter les effets négatifs durables des chocs sur le PIB et l’emploi. Dans cette dernière partie, nous nous focaliserons sur le second point.
…qui restent à confirmer
L’accomplissement de l’Union bancaire ou de l’Union des marchés de capitaux est un premier pas, mais le risque de retournement des flux de financement, en cas de stress financier, demeure. Par ailleurs, l’assainissement des fondamentaux macroéconomiques et financiers,
souvent vu par l’Allemagne comme un préalable à toute forme de mutualisation plus poussée, relève davantage d’un objectif de long terme et apparaît comme nécessaire mais non suffisant. Ainsi, pour certains, l’UEM reste vulnérable[18].
Doter la zone euro d’une capacité budgétaire supranationale serait un moyen de la renforcer (Commission européenne, 2017[19].). Conçu à des fins de stabilisation macroéconomique, un tel outil contracyclique pourrait absorber tout ou partie des chocs, et éviter qu’un processus de divergence ne s’enclenche. Il permettrait la mise en œuvre d’un policy mix plus équilibré que celui observé, par exemple, pendant la crise des dettes souveraines[20]. Il serait aujourd’hui d’autant plus pertinent que la politique monétaire est contrainte par des taux d’intérêt très bas.
Cette capacité budgétaire supranationale devrait, pour être efficace, reposer sur des bases simples. Elle se déclencherait dès lors que la conjoncture se dégraderait. Un des indicateurs serait, par exemple, la déviation du taux de chômage par rapport à sa moyenne de long terme[21]. Il pourrait être préféré à l’output gap (l’écart entre le PIB effectif et le PIB potentiel), dont la mesure est régulièrement sujette à débats et pourrait être remise en question ex-post.
La capacité budgétaire serait mobilisée, de manière temporaire et proportionnée, en faveur du pays qui, subissant un choc asymétrique, verrait son chômage conjoncturel augmenter et, par conséquent, sa situation budgétaire se dégrader (manque de recettes et hausse des prestations sociales). Cette intervention aurait l’avantage d’atténuer les effets négatifs sur les marchés obligataires (hausse des spreads souverains) d’une dégradation des finances publiques. Il limiterait également l’activation ex-post du Mécanisme européen de stabilité.
La mise en place d’un tel outil pose différentes questions majeures et nécessite des garanties[22]. Le financement de ce mécanisme budgétaire, qui pourrait prendre la forme d’une contribution annuelle de chaque pays, nécessite un transfert d’une partie des ressources nationales à un niveau fédéral. Plus la capacité budgétaire au niveau de la zone euro est importante plus ce transfert sera élevé. La question de l’acceptation politique et sociale se pose alors. A ce titre, pour faciliter la mise en place de ce projet, des garanties sont nécessaires. La question de l’aléa moral doit être traitée. Comment se prémunir contre les risques de dérapage budgétaire au niveau national en présence d’un tel mécanisme « d’assurance » au niveau supranational ?
Selon le FMI, les transferts nets vers les pays en difficulté devraient dépendre du respect sur les années passées des règles budgétaires. En cas de non-respect, ces transferts, sans être totalement annulés, seraient dégressifs. La capacité budgétaire n’aurait, par ailleurs, pas vocation à être un mécanisme permanent, et ne doit ainsi pas se substituer aux ajustements, parfois nécessaires, des politiques économiques nationales. En cas de recours trop fréquent aux transferts supranationaux, des pénalités pourraient ainsi être demandées au pays concerné (une contribution additionnelle à la contribution annuelle par exemple).
Au total, l’acceptation politique à la mise en place d’une telle structure et son bon fonctionnement nécessitent de la part des pays membres de la zone euro des politiques budgétaires permettant, lorsque la conjoncture est favorable, de reconstituer des marges de manœuvre budgétaires. En effet, cela faciliterait le dialogue entre les pays structurellement excédentaires et les pays déficitaires, et assurerait un fonctionnement sans « à-coups » de la capacité budgétaire supranationale alors mise en place.
L’UEM s’est renforcée à l’épreuve des crises. Des outils de stabilisation, inexistants à l’origine, ont été créés. La Banque centrale européenne a endossé un rôle beaucoup plus important, en augmentant la taille de son bilan et en supervisant aussi directement, au sein d’un mécanisme de surveillance unique, les principales banques. L’union des marchés de capitaux a été lancée. Toutefois, les forces centrifuges, par lesquelles la zone a pu diverger par le passé, restent à l’œuvre. L’édifice réclame encore de l’attention, au moins sous deux aspects : la productivité et l’absence d’avancées institutionnelles suffisantes.
La question de la productivité, d’une part, apparaît centrale. Avant même la grande crise de 2008, les dynamiques de productivité globale des facteurs étaient très différentes entre les pays, constituant un frein à la convergence. Ainsi, des politiques nationales visant justement à relever cette productivité et in fine la croissance potentielle sont-elles nécessaires.
D’autre part, l’absence d’avancées institutionnelles suffisantes a mené à des ajustements macroéconomiques parfois brutaux qui ont pu prolonger les effets négatifs des crises sur la demande interne. La zone euro a désormais besoin d’une vraie capacité de stabilisation supranationale, pour éviter que les effets de chocs localisés s’amplifient et creusent les écarts.