C’est désormais presque une habitude. Aux Etats-Unis, le changement d’année s’est accompagné d’une météo anormalement chaude et sèche au sud-ouest, humide et froide au nord-est, telle que l’activité a pu s’en trouver perturbée. Avatar possible du dérèglement climatique, la correction des variations saisonnières est devenue une gageure pour les statisticiens, et une source d’aléa dans l’évaluation du PIB (produit intérieur brut). Au premier trimestre de 2019 et après avoir crû de près de 3% en 2018, celui-ci aura, sans doute, marqué le pas. La fermeture partielle des services de l’Etat fédéral (shutdown) et l’affrontement commercial avec la Chine n’auront évidemment rien arrangé.
La plupart des observateurs de la conjoncture américaine jugent toutefois la baisse de régime transitoire. C’est notamment le cas des membres de la Réserve fédérale (Fed), qui prévoient un « solide rebond » de l’économie au second trimestre[1]. De fait, quelques indicateurs, comme ceux du commerce mondial ou de l’emploi, se sont repris, après leur passage à vide de l’hiver dernier. La Bourse a aussi retrouvé des couleurs. Mais d’autres tendances ne se sont pas vraiment redressées. Euphorisée en 2018 par les baisses d’impôts, la croissance bénéficiaire des entreprises poursuit sa normalisation. Certaines enquêtes, comme celle menée par la Réserve fédérale de Philadelphie, témoignent d’anticipations d’industriels plus que mitigées au mois de mars. Réputé fiable, l’indicateur avancé de l’activité calculé par l’OCDE (Organisation pour la coopération et de développement économiques) baisse toujours.
Il n’est donc pas absolument certain que l’activité ait fini de freiner. A en juger par l’aspect quasi inversé de la courbe des taux d’intérêt[2], la situation économique des Etats-Unis pourrait même aller plus mal, au cours des mois et trimestres à venir, avant d’aller mieux. Pour certains, l’alerte est cependant à relativiser.
Cette fois, c’est différent
L’argument le plus souvent entendu est que la distribution par échéance des taux d’intérêt américains est biaisée par le programme d’achats d’actifs ou quantitative easing (QE) de la Fed. Sans lui, les rendements longs seraient plus élevés, la courbe ne se trouverait pas inversée. Une étude régulièrement citée de Bonis et al. (2017) évalue à -100 points de base l’impact du QE sur la prime de terme attachée aux Treasuries[3]. Mais comme celle-ci n’est pas directement observable, l’estimation est à considérer avec prudence ; elle est assortie d’une marge d’erreur assez importante (+/- 50 points de base). En outre, la Fed, se désengage. Depuis octobre 2017, elle a réduit de quelque USD 500 milliards sa détention de titres ; elle pèse donc moins directement sur la partie longue de la courbe.
Ce n’est pas tant la politique quantitative de la banque centrale que son discours aux marchés qui a pu faire baisser les rendements obligataires ces derniers mois, jusqu’à les positionner au-dessous du niveau des taux courts. En prenant acte de la détérioration de la conjoncture, en indiquant une pause dans son resserrement monétaire, la Réserve fédérale a accompagné, sinon favorisé, le retournement des anticipations. Bien que les membres du Comité de l’open market aient paru moins inquiets lors de leur dernière réunion, les intervenants de marché continuent de pondérer à 50% la probabilité d’une baisse du loyer de l’argent en fin d’année. Signe qu’à leurs yeux, un ralentissement supplémentaire de l’activité et des prix reste possible, les forwards de taux à 3 mois dans 12 mois continuent d’évoluer au-dessous du taux spot.
L’inversion de la courbe des taux américains n’a finalement pas moins de portée en 2019 qu’en 1989, 2000 ou 2007. La régularité avec laquelle elle anticipe le retournement des cycles économique et monétaire est suffisamment éprouvée pour ne pas être sous-estimée. Une analyse émanant de la Réserve fédérale de Saint-Louis lui prête d’ailleurs un pouvoir explicatif dans les phases consécutives de récession (Wheelock, 2018)[4]. Parce qu’elle dégrade les conditions de transformation des intermédiaires financiers, une situation de taux inversés peut, en effet, entraîner une plus forte sélectivité du crédit et freiner l’activité (graphique 2).
Le risque de grippage ne proviendrait pas tant des banques que des circuits alternatifs de financement de marché par lesquels la dette américaine a beaucoup gonflé. Les Real Estate Investment Trust (REITS), qui empruntent à court terme sur le marché du repo pour investir à long terme sur le compartiment des MBS (Mortgage-Backed Securities), font partie de ces entités du shadow banking qui apparaissent les plus vulnérables face à un aplatissement de courbe (FMI, 2013[5]).
Le segment qui focalise, toutefois, le plus l’attention est celui des prêts à effet de levier. Dominé là encore par des intermédiaires non-bancaires, sociétés de financement ou véhicules de type CLO (Collateralized loan obligations), ce marché s’est inscrit en très forte expansion ces dernières années. De plus en plus internationalisé et complexe, il fait aussi l’objet d’une prise de risque croissante, 80% des opérations nouvelles étant « covenant lite », soit exemptes de garantie ou presque (cf. graphique 3 et encadré 4). Le Fonds Monétaire International (FMI) lui consacre régulièrement quelques pages de sa Revue de la Stabilité Financière, généralement pour en dénoncer les excès[6].