Traditionnellement, la politique monétaire est axée sur le maintien de la stabilité des prix tandis que la politique budgétaire vise d’autres objectifs. Lorsque l’inflation est très inférieure (supérieure) à la cible dans la durée, la politique monétaire peut devenir, du fait de cette séparation des rôles, extrêmement accommodante (restrictive). En conséquence, les taux d’intérêt connaissent une importante amplitude cyclique, qui peut entraîner des conséquences indésirables pour l’économie et menacer la stabilité financière. Des simulations montrent qu’une approche coordonnée entre politiques monétaire et budgétaire diminue l’ampleur cumulée optimale des baisses (hausses) de taux. Cependant, une telle approche serait probablement très difficile à mettre en pratique.
La semaine dernière, l’éditorial d’Ecoweek concluait que, compte tenu des interactions entre stabilité des prix, stabilité financière et soutenabilité de la dette, il est important que chaque politique – monétaire, budgétaire ou orientée vers la stabilité financière – soit menée en tenant compte de son influence sur les objectifs des autres politiques, de manière à améliorer la stabilité économique globale. L’éditorial de cette semaine évalue le potentiel de coordination entre politique monétaire et politique budgétaire dans la poursuite d’un objectif commun : la stabilité des prix. Une telle coordination serait très différente de l’approche traditionnelle du partage des rôles entre une politique monétaire centrée sur l’inflation et une politique budgétaire axée sur d’autres objectifs.
Lorsque l’inflation est nettement et durablement inférieure à la cible de la banque centrale – comme ce fut le cas après la Grande Récession de 2008-2009 –, la politique monétaire peut devenir, du fait de cette séparation des rôles, extrêmement accommodante en raison du recours conjugué à des taux directeurs à la borne inférieure, à un assouplissement quantitatif et à une forward guidance indiquant que cette politique sera maintenue à l’horizon des prévisions. De même, lorsque l’inflation est bien supérieure à la cible, comme au cours de la période récente, un resserrement monétaire très significatif peut être nécessaire moyennant le relèvement des taux directeurs, le resserrement quantitatif et l’abandon de la forward guidance au profit d’une approche basée sur les données.
C’est ainsi qu’au cours du cycle économique, les taux d’intérêt du marché peuvent baisser sensiblement mais rebondir tout aussi fortement par la suite (graphiques 1 et 2). Une amplitude cyclique aussi importante des taux d’intérêt peut avoir des conséquences indésirables pour l’économie et menacer la stabilité financière. La faiblesse des taux directeurs et les mesures d’assouplissement quantitatif obligent les investisseurs financiers à prendre plus de risques, tandis que des relèvements énergiques des taux d’intérêt produisent l’effet inverse.
Une étude récente de la BCE[1] analyse les effets de la faiblesse des taux d’intérêt à court terme sur l’allocation optimale de portefeuille des investisseurs et introduit le concept d’ « instabilité de portefeuille ». Cela correspond à « l’ampleur de la recomposition optimale des portefeuilles nécessaire pour répondre aux chocs exogènes pour le risque et le rendement attendus des actifs risqués en portefeuille ». Des chocs positifs (négatifs) pour le risque (rendement) attendu génèrent des pressions à l’allégement de l’exposition aux classes d’actifs plus risquées. Ces pressions sont d’autant plus fortes que le taux d’intérêt sans risque est faible. En se fondant sur une analyse contrefactuelle, les auteurs démontrent que « la correction des classes d’actifs plus risquées, lors de la crise Covid-19 en mars 2020, a été plus sévère que ce n’aurait été le cas en présence de taux d’intérêt à court terme plus élevés ».
Cela tient à deux facteurs. Premièrement, la faiblesse des taux crée une incitation à « gravir l’échelle des risques » et à accroître l’exposition aux actifs dont le rendement attendu est plus élevé, ce qui va de pair avec un risque plus important. Deuxièmement, une période prolongée de taux directeurs très bas a pour effet de diminuer la volatilité des actifs plus risqués, la banque centrale indiquant, au moyen de la forward guidance, que les taux resteront bas pendant une longue période.
De plus, la faiblesse des taux est favorable à la croissance et elle diminue les craintes de chocs négatifs pour les flux de trésorerie. En conséquence, ces deux facteurs « encouragent l’accumulation, en période calme, d’importantes positions à effet de levier en actifs risqués qui doivent être dénouées en cas de hausse de la volatilité du marché ». « Gravir l’échelle des risques » peut également consister à accroître l’exposition à la duration des investissements en titres à revenu fixe. À cet égard, la « ruée sur les liquidités » au Royaume-Uni au début d’octobre 2022[2] et les problèmes récents rencontrés par quelques banques régionales aux États-Unis[3] donnent des exemples concrets de la panique pouvant être provoquée par une forte hausse des rendements obligataires.
Comme le faisait récemment remarquer Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, « nous sortons d’une très longue période de taux d’intérêt très bas. Cette période s’est accompagnée d’une accumulation de fragilités financières que le cycle de resserrement rapide révèle à présent. La hausse des taux d’intérêt a un impact sur les coûts de financement et les prix des actifs et elle affecte tout le monde en même temps, banques et non-banques. Cela pose des problèmes que nous devons prendre très au sérieux »[4].
Dans un tel contexte, une coordination des politiques monétaire et budgétaire semble être indiquée. Lorsque l’inflation est trop faible (élevée), les incitations budgétaires pourraient aider à la faire grimper (baisser) et à réduire l’ampleur du relâchement (resserrement) de la politique monétaire. Une telle approche a été analysée dans un document de travail récent de la BCE[5]. Les auteurs simulent des politiques monétaires et budgétaires basées sur des règles qui réagissent quand l’inflation s’éloigne de l’objectif[6]. Lorsque l’inflation est trop faible, les taux d’intérêt baissent et la politique budgétaire réagit de manière contracyclique par l’augmentation des dépenses publiques. Cette approche coordonnée diminue la fréquence avec laquelle le taux directeur atteint la borne inférieure. Autrement dit, elle réduit l’ampleur cumulée optimale des baisses de taux.
La politique budgétaire peut également aider à freiner l’inflation comme cela a été analysé par le FMI dans son dernier Moniteur des finances publiques. À l’aide d’un modèle intégrant les inégalités en matière de revenus, de consommation et de détention d’actifs, les auteurs concluent qu’une « réduction du déficit budgétaire conduit à un niveau de désinflation similaire, mais nécessite un relèvement des taux d’intérêt plus faible que lorsque les banques centrales agissent seules ». De plus, « l’analyse indique également qu’une réduction du déficit conjuguée aux transferts aux populations les plus pauvres entraîne une baisse plus faible de la consommation privée totale et produit une trajectoire de consommation caractérisée par moins d’inégalités entre les ménages. Ces effets sont d’autant plus importants lorsque la dette publique est élevée, car la discipline budgétaire limite la hausse du coût de l’emprunt et réduit les vulnérabilités liées à la dette »[7].
Au vu de l’expérience enregistrée depuis la Grande Récession et de simulations réalisées à partir de modèles, une coordination s’impose entre les politiques monétaire et budgétaire dans la poursuite de leur objectif commun de stabilité des prix. Cependant, une telle approche serait probablement très difficile à mettre en pratique. Elle pose, premièrement, la question du calibrage. Lorsque l’inflation est trop faible (élevée), la banque centrale devra, au moment de décider de l’ampleur de l’assouplissement (resserrement) monétaire à mettre en place, émettre une hypothèse sur l’efficacité de la stimulation (restriction) budgétaire pour générer plus (moins) d’inflation[8]. Deuxièmement, il faudra élaborer une communication commune pour s’assurer que les agents économiques, lors de la formation de leurs anticipations d’inflation, tiennent compte des décisions de politique monétaire et budgétaire. La communication devra être claire pour éviter de donner l’impression que l’action de la banque centrale est insuffisante pour lutter contre l’inflation car cela pourrait entraîner un désancrage des anticipations d’inflation. Troisièmement, on peut aussi craindre de ne pas pouvoir revenir sur la politique d’assouplissement budgétaire, mise en place en période d’inflation trop faible, pour des raisons politiques – élections à venir, nouveau gouvernement – une fois que l’inflation aura atteint sa cible.
Une politique budgétaire fondée sur une règle précise permettrait de régler ce problème, mais quelle serait la crédibilité d’une telle règle ? Enfin, on peut craindre que cela ouvre la voie à une domination budgétaire et que les décisions de politique monétaire, en particulier lorsque l’inflation est supérieure à l’objectif, ne soient dictées par l’état des finances publiques.
Pour conclure, le FMI note dans ses dernières Perspectives de l’économie mondiale que « à mesure que l’inflation revient à son niveau cible, la borne inférieure effective sur les taux d’intérêt peut redevenir contraignante […]. Cela pourrait limiter la capacité des banques centrales à répondre à des chocs négatifs de la demande[9] ». Selon le FMI, cela pourrait entraîner la réouverture d’un débat sur le niveau adéquat de l’objectif d’inflation. À cet égard, il serait également utile de discuter des avantages, des inconvénients et de la faisabilité d’une coordination des politiques monétaire et budgétaire.
William De Vijlder