Eco Emerging

Secousses ottomanes

19/01/2022
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Les pays émergents terminent l’année 2021 avec une détérioration de la balance perspectives/risques. Pour 2022, le ralentissement de la croissance sera plus important que prévu avec éventuellement un risque d’instabilité sociale à l’image des soubresauts au Kazakhstan. Au cours des trois derniers mois, la Turquie s’est illustrée par une mini-crise financière. La politique monétaire et de change mise sur les exportations et l’investissement pour soutenir la croissance et rétablir les grands équilibres à moyen terme mais au prix d’une forte instabilité financière à court terme. C’est un pari osé qui pourrait contraindre les autorités à recourir à un véritable contrôle des changes au lieu des mesures incitatives prises jusqu’à présent.

Les risques sur la croissance étaient en hausse à la fin de l’année 2021 pour les pays émergents : ralentissement de la croissance et crise du secteur immobilier en Chine, accélération générale de l’inflation au-delà de l’effet des prix des matières premières et extension du durcissement des politiques monétaires, sorties d’investissements non-résidents des marchés obligataires locaux (Chine exceptée), tensions géopolitiques, apparition de nouvelles vagues de contamination au variant Omicron. Pour 2022, il faut donc s’attendre à un ralentissement de la croissance plus important que prévu, éventuellement couplé à de l’instabilité sociale, à l’image des soubresauts récents au Kazakhstan.

Au cours des trois derniers mois, c’est surtout la Turquie qui a retenu l’attention avec une nouvelle mini-crise financière. Depuis la mi-novembre, la livre s’est dépréciée de 28% vis-à-vis du panier euro-dollar, le rendement des obligations d’État en monnaie locale s’est tendu de 18,5% à 24% et les primes de CDS à 5 ans se sont élargies de 440 à 560 points de base.

Turquie : surprises et tremblements

La Turquie surprend autant qu’elle inquiète. Elle surprend car jusqu’à présent, la croissance a fait preuve d’une grande résistance en 2021 y compris pendant le choc financier de fin d’année. Les indices PMI de Markit et de la MUSIAD se sont ainsi maintenus au-dessus de 50 jusqu’en décembre. Le déficit courant ne devrait pas avoir dépassé 2% du PIB en 2021, malgré la hausse des prix du pétrole, et le déficit budgétaire 2,5% en dépit d’une accélération des dépenses primaires supérieure à celle de l’inflation sur la deuxième partie de l’année.

Elle inquiète car l’inflation dérive dangereusement ; entre octobre et décembre, le taux d’inflation est passé de 21,3% à 36,1% soit une hausse plus rapide que ce qu’aurait dû induire la relation usuelle entre l’évolution du taux de change et celle des prix. Même si la banque centrale (TCMB) a limité ses interventions, les réserves de change ont baissé de USD 17 mds depuis la mi-novembre et la dollarisation des dépôts s’est accélérée jusqu’à la fin de l’année.

La Turquie inquiète également car, confrontée aux sorties de devises, les autorités ont annoncé une série de mesures d’urgence pour i/ protéger les ménages et les entreprises et les inciter à conserver ou accroître leurs actifs en livres (TRL), ii/ attirer les investissements étrangers[1]. D’autres mesures relèvent même d’un contrôle des changes soft (obligation faite aux entreprises de rapatrier et de convertir 25% de leurs revenus en dollar US, euro ou livres sterling, surveillance accrue de la banque centrale sur les achats importants de devises par les entreprises) bien que le président Erdogan ait exclu des mesures de contrôle strict des capitaux.

Depuis la dernière semaine de décembre, les tensions sur le change, les taux et les réserves de change de la TCMB se sont un peu calmées. Mi-janvier, les réserves étaient estimées à USD 109 mds dont environ USD 70 mds en devises. Le mouvement de dollarisation se serait même inversé d’après le suivi hebdomadaire de la TCMB (après correction des effets de change, les dépôts en devises des particuliers et entreprises ont diminué de près de USD 5 mds). À la mi-janvier, le ministre des Finances indiquait qu’environ USD 9,7 mds de dépôts étaient couverts par le mécanisme d’indexation. Par ailleurs, les positions des non-résidents sur le marché des swaps offshore étaient estimées à seulement USD 2 mds au 9 janvier contre encore USD 7 mds à la mi-novembre, et USD 21 mds début 2021.

Toutefois, cette dé-dollarisation très récente est loin d’être acquise car le mécanisme d’indexation aurait principalement attiré les dépôts en TRL et marginalement ceux en dollars. Surtout, les réserves officielles de change sont faibles en termes nets (c’est-à-dire après déduction des devises des banques mises en réserve auprès de la TCMB) à seulement USD 15 mds[2]. Au 9 janvier, le montant des bons du Trésor en monnaie locale et des actions détenus par les non-résidents étaient encore de USD 22 mds contre USD 28 mds mi-novembre.

Taux de change et rendements obligataires
Réserves de change (mds USD)

Les risques de la Nouvelle politique économique

Cette instabilité financière est assumée par les autorités dont la stratégie est de soutenir la croissance par les exportations grâce un taux de change faible, et stimuler l’investissement grâce à un assouplissement volontariste de la politique monétaire pour soutenir le crédit domestique (le principal taux d’intérêt directeur de la TCMB a été ramené de 19% en septembre à 14% actuellement, soit un taux réel largement négatif).

En stimulant la compétitivité, le rétablissement durable du compte courant permettrait ensuite de stabiliser le taux de change et de réduire indirectement l’inflation. Dans l’intervalle, les États du Golfe pourraient soutenir les réserves de changes en cas de pressions trop fortes.

Cette stratégie est risquée à plusieurs titres. Avec l’accélération de l’inflation, la confiance des ménages est historiquement au plus bas malgré les mesures prises pour compenser les pertes de pouvoir d’achat (comme l’augmentation exceptionnelle de 50% du salaire minimum au 1er janvier qui sera très probablement doublée d’un second relèvement au deuxième semestre).

L’impact des évolutions du taux de change sur le compte courant est certes significatif : entre +0,5 et +1 point de PIB d’amélioration du solde courant sous-jacent (i.e. hors énergie et or) pour une dépréciation réelle de 10%. Mais le gain est rogné par le renchérissement direct des importations nettes d’énergie (5% du PIB en 2021) et des importations nettes d’or qui servent de protection contre l’inflation. Surtout, des doses de plus en plus fortes de dépréciation nominale seront nécessaires pour maintenir les gains de compétitivité-change en termes réels.

Impact bilanciel de la dépréciation

Par ailleurs, la dépréciation du change a potentiellement des effets bilanciels pour les banques et les entreprises

Le risque direct de change pour les banques est limité. Ces dernières ont comme obligation d’équilibrer leur position bilancielle débitrice par une position créditrice hors bilan, principalement sous la forme de swaps de devises. De plus, les contreparties de ces swaps ont changé. Depuis fin 2019, les non-résidents se sont retirés et la banque centrale a pris le relais. De ce fait, la position en hors-bilan est a priori plus stable. Par ailleurs, les dépôts bancaires en devises des résidents et des non-résidents (USD 261 mds début janvier) sont couverts à hauteur de 37% par les devises mises en réserve et le montant des swaps de change avec la TCMB (USD 96 mds au total).

En revanche, la position de change des entreprises, qui est largement débitrice (à hauteur de USD 166 mds en octobre 2021), soulève plus d’inquiétudes. Le ratio d’endettement des entreprises exportatrices, que l’on peut approximer en rapportant la dette externe (y compris les prêts à l’importation) aux recettes d’exportations de biens et services, a tendanciellement augmenté au cours de la décennie passée et atteint 93%. Seul élément rassurant, du moins à court terme, la position de change à moins d’un an est créditrice (USD 63 mds) grâce, notamment, au taux de dollarisation élevé des dépôts (66%). Le taux de renouvellement des prêts à long terme était encore supérieur à 100% jusqu’en novembre. Enfin, la dette domestique en devises est stable (autour de 20% du PIB depuis 2015).

L’exposition de l’État au risque de change est également très élevée, la dette libellée en devises représentant les deux tiers de la dette totale. Heureusement, l’endettement de l’État est encore modéré, à 40% du PIB.

En résumé, la stratégie des autorités turques repose principalement sur les gains de parts de marché à l’exportation comme moteur principal de la croissance (de fait, en 2021, les exportations de marchandises ont progressé de 30% en dollars, soit environ le double de la performance moyenne des principaux pays d’Europe centrale). Mais il incombe aux entreprises d’investir et aux ménages de maintenir leur consommation, aidés en cela par des taux d’intérêt réels fortement négatifs et des mesures d’indexation de l’épargne et des salaires. Le président Erdogan fait aussi appel au patriotisme économique. En termes économiques, cette stratégie fait le pari d’un ajustement incertain par les flux (principalement les exportations) quand l’analyse des stocks (réserves de change, dette en devises des entreprises et de l’État, dépôts bancaires majoritairement en dollars) met en évidence des sources de risque importantes. La crainte est que l’ajustement soit finalement subi, sous la forme d’une récession temporaire, voire d’un véritable contrôle des changes, plutôt que choisi.

Achevé de rédiger le 19 janvier 2022

[1]Introduction d’un mécanisme d’indexation sur l’évolution du USDTRL des dépôts et des fonds de participation pour les particuliers et les entreprises, mise en place d’un instrument de change à terme pour les exportateurs et les importateurs (avec compensation des pertes éventuelles en TRL par la TCMB), suppression temporaire de la retenue à la source sur les revenus des titre d’Etat en TRL, attribution de la nationalité turque aux non-résidents qui s‘engagent à investir dans l’immobilier ou sur un support financier en TRL et à conserver cet investissement au minimum 3 ans.

[2]Elles sont même largement négatives si on ne tient pas compte des swaps en devises entre les banques et la banque centrale qui sont un passif pour cette dernière.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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