Edito

Déclin du dollar : qu'est-ce qui est différent cette fois-ci ?

05/05/2025
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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dont nous fêtons les 80 ans cette semaine, le dollar américain a dominé sans égal le système monétaire et financier international. De temps à autre, cette hégémonie a fait l’objet de questions qui ont, brièvement, fait la une de la presse financière. Néanmoins, malgré l’excitation que cela n’a pas manqué de susciter, jusqu’ici la réponse était invariablement : « Circulez, il n’y a rien à voir ». Cette fois-ci, c'est différent. La réaction des marchés financiers aux annonces tarifaires du « Liberation Day » le montre : le dollar et les bons du Trésor américain ont été liquidés au lieu d’être vus par les investisseurs comme des valeurs refuges de dernier recours, comme lors des précédentes crises (voir graphique 1). Il serait toutefois prématuré d'annoncer la fin de la domination du dollar.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La domination du dollar américain, depuis la Seconde Guerre mondiale, repose sur des bases solides : première économie, premier importateur de biens, premier système financier, première armée au monde. En outre, pendant les 26 premières années de ce système, il a été légalement la monnaie de référence du système monétaire international, la seule dont le prix était arrimé à l'or et par rapport à laquelle toutes les autres parités étaient fixées.

Malgré cette position dominante écrasante, les États-Unis ont généralement préféré exercer leur leadership non pas de manière unilatérale (« L'Amérique seule »), mais au travers d'institutions et d'accords internationaux dont ils ont été les instigateurs
(« L'Amérique d'abord ») : les institutions de Bretton Woods, le GATT, les accords du Plaza et ceux du Louvre, le G20, notamment. Cela signifiait qu'il fallait prendre le temps de travailler avec les pays partenaires pour dégager un consensus autour d’objectifs américains. À chaque crise financière internationale, ces acteurs acceptaient de s’en remettre au leadership américain pour coordonner une solution. Cela a été le cas notamment avec le plan Brady, consécutif à la crise de la dette latino-américaine dans les années 1980, ou les sauvetages réalisés par le FMI après le défaut de la Russie et les crises de la dette asiatique en 1997-98.

Pas d'amortisseur dollar dans ce choc boursier

En de rares occasions, l'Amérique a choisi de passer outre la consultation et la recherche de consensus et a agi seule. En matière d’affaires étrangères et militaires, cela s'est produit à plusieurs reprises au cours des dernières décennies ; dans le domaine de l'économie et de la finance internationales, très rarement. En fait, il n'existe qu'un seul précédent de l’ampleur de la volte-face brutale actuelle en matière de politique commerciale : la décision du président Nixon, en 1971, de mettre fin à la convertibilité du dollar en or et, ainsi, au système de change de Bretton Woods.

Aujourd'hui comme à l’époque, les partenaires internationaux des États-Unis ont été choqués et consternés par le fond et la forme de cette décision. Il a fallu des années de diplomatie économique intense et experte pour réparer les dégâts. Pourtant, le rôle dominant du dollar dans le système monétaire et financier international a non seulement perduré mais s'est même renforcé, bien qu'il ait perdu sa base juridique et ne subsiste que « de facto ».

Qu'est-ce qui est différent cette fois-ci ? Cinq éléments essentiels :

Tout d'abord, la géopolitique : dans les années 1970, les principaux détenteurs de réserves de change et la plupart des centres financiers appartenaient au bloc occidental dominé par les États-Unis dans le cadre de la guerre froide. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.[1] Les États-Unis, eux-mêmes, s’interrogent sur la poursuite des garanties de sécurité qu’ils fournissent à leurs alliés.

Deuxièmement, en termes relatifs, l'ampleur de la domination économique et financière des États-Unis a considérablement diminué. Et s'il n'existe toujours pas d'alternative crédible pour remplacer le dollar, au sens d'une économie combinant tous les attributs du dollar des années 1970, il existe aujourd'hui un certain nombre d'options de diversification qui n'existaient pas à l'époque, en particulier l'euro.

ÉTATS-UNIS : LEUR PART DU GÂTEAU SE RÉDUIT

Troisièmement, la crédibilité économique. Si, en 1971 comme aujourd'hui, les déséquilibres macroéconomiques qui frappaient les États-Unis leur étaient en grande partie imputables, à l’époque la viabilité de la dette publique (le ratio dette/PIB était de 35 %) ne soulevait aucune inquiétude. Il en était de même de la fiabilité des accords commerciaux signés et du respect de l'État de droit.

Certes, l’indépendance de la Réserve fédérale (Fed) ont été mise à dure épreuve déjà à l'époque, et les rendements réels des bons du Trésor ont été négatifs au cours de la décennie suivante. Mais la leçon a été retenue. D’ailleurs, les attaques du président Trump à l’encontre le président de la Fed, depuis son retour au pouvoir, ont été un motif majeur de préoccupation pour les détenteurs de dette américaine, y compris les détenteurs de réserves de change mais pas seulement.

SYSTÈME DES RÉSERVES INTERNATIONALES

Quatrièmement : la dépendance. Alors que dans les années 1970, les États-Unis étaient encore des créanciers nets du reste du monde, leur position extérieure nette (NIIP) est aujourd'hui négative à hauteur d'environ 90 % du PIB, soit plus du double qu’il y a dix ans. Cela signifie que les États-Unis dépendent désormais fortement de la proverbiale bonté des étrangers pour financer leur économie. Ces derniers détiennent près de 20 % des actions américaines et 30 % de la dette publique (un record historique et trois fois plus qu'en 1971, respectivement).

Cinquièmement : l'optionnalité.

La plupart des pays ont aujourd'hui des taux de change flottants. Cela signifie qu'ils n'ont pas besoin de détenir de grandes quantités de réserves, ou du moins pas autant qu’actuellement. En principe, ils pourraient les réduire ou en détenir dans la devise de leur choix, pour autant qu'elle offre une sécurité et une liquidité raisonnables.

C’est pourquoi une certaine diversification a déjà eu lieu, par rapport au dollar, depuis le début du 21e siècle. Mais elle se fait très lentement et principalement au profit de l'or et de monnaies de réserve mineures, telles que les couronnes nordiques ou les dollars canadien et australien (graphique 2). La part de l'euro s'est, quant à elle, maintenue autour de 20 %. Celles de l'euro et du dollar dans la facturation des exportations et l'émission de dette extérieure sont également restées relativement stables au cours des 25 dernières années.

Et maintenant ?

Il est important de faire la distinction entre le rôle du dollar au sein du système monétaire et financier international, et le taux de change du dollar. Dans les deux cas, les pays étrangers ont un pouvoir d'action. Néanmoins, le résultat sera déterminé, en grande partie, par les choix des décideurs politiques américains.

Le rôle du dollar dans le système dépendra de la préservation ou de l'affaiblissement de ses attributs de valeur refuge de la monnaie. Il s'agit de préserver l'indépendance de la Fed, de remettre la dette publique sur une trajectoire viable, de garantir le respect inconditionnel de l'État de droit et de mettre fin fermement à toute spéculation sur la taxation des actifs ou toute coercition, vis-à-vis des pays étrangers, pour le privilège de détenir des dollars comme avoirs de réserve.

Après avoir fait sortir ces génies de leurs bouteilles, le gouvernement américain aura besoin de temps et d'un engagement soutenu pour les y ramener. Réaffirmer, comme l’a fait récemment le Secrétaire au Trésor, que les États-Unis tiennent au statut de réserve du dollar ne sera pas suffisant. En attendant, il est raisonnable de s'attendre à une accélération de la tendance à la diversification d'avant 2025.

Étant donné l'avantage écrasant des marchés de la dette américaine en termes de profondeur et de liquidité, et l'intérêt des détenteurs de réserves à un processus ordonné (pour éviter des pertes de capital importantes et des problèmes de stabilité financière), même cette diversification accélérée sera probablement à peine perceptible à l'œil nu. Néanmoins, des accidents pourraient arriver, et les États-Unis pourraient bien avoir déjà perdu leur privilège exorbitant de se financer à moindre coût dans les périodes de crise.

Le niveau du dollar, quant à lui, sera déterminé principalement par l'appétit des investisseurs mondiaux à détenir des actifs américains et par l'appétit des investisseurs américains à détenir des actifs du reste du monde. Cet appétit reposera, à son tour, sur leurs évaluations respectives des rendements ajustés au risque qu'ils peuvent attendre pour les deux types d'actifs.

Pour l'instant, le monde est moins optimiste quant aux perspectives de croissance à moyen terme des États-Unis et moins pessimiste quant à celles de l'Europe et d'autres régions du monde, en raison de l'orientation récente des politiques menées de part et d'autre. Si ces politiques persistent, notamment les droits de douane élevés et la grande incertitude politique aux États-Unis, le redoublement d’efforts pour accroitre les échanges commerciaux et les réformes structurelles attendues depuis longtemps dans l'UE et dans le monde entier, nous pourrions n'être qu'au début d'un vaste processus de rééquilibrage des portefeuilles, sur plusieurs années, qui entraînera à la baisse la valeur du dollar. Mais il s'agit là d'un grand « si » et l'économie américaine conserve de formidables avantages sur ses concurrents, notamment sa taille, sa capacité d'innovation et son leadership dans toutes les technologies de pointe, qui sont essentielles pour augmenter la productivité

En définitive, la rumeur de la mort du dollar semble largement exagérée. Néanmoins, les politiques américaines récentes ont ouvert une brèche qui pourrait compromettre sa domination monétaire. La manière dont cette brèche sera comblée dépendra du reste du monde.

[1] Les plus grands détenteurs de réserves de change sont, par ordre décroissant : Chine, Japon, Suisse, Inde, Russie, Taïwan, Arabie Saoudite, Hong Kong, RAS, Corée du Sud et Mexique.

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