Une conséquence directe et immédiate des annonces de Donald Trump du 2 avril sur les droits de douane, qui n’ont de réciproques et réduits que le nom, a été d’accentuer les risques baissiers sur l’économie américaine et de sérieusement secouer les marchés financiers. D’après nos prévisions, l’économie américaine accuserait un ralentissement marqué mais échapperait à la récession, sous l’hypothèse optimiste d’une désescalade dans la guerre commerciale et d’une atténuation de l’incertitude. Notre scénario a les apparences d’une stagflation puisqu’en parallèle nous anticipons une nette remontée de l’inflation. Entre deux maux, la Fed choisirait le statu quo, qu’elle prolongerait jusqu’en fin d’année. Les perspectives de croissance en Europe, qui avaient reçu un coup de boost des efforts de réarmement et du plan d’investissement allemand, reperdent aussi quelques dixièmes de point de pourcentage. Mais, dans la zone euro, la croissance en 2026 (1,3% en moyenne annuelle) resterait plus élevée qu’en 2025 (1%) et supérieure à la croissance américaine (1,1% en 2026 après 1,3% en 2025). Si les taux de croissance convergent de part et d’autre de l’Atlantique, les trajectoires d’inflation et de politique monétaire divergent : l’inflation en zone euro resterait contenue autour de 2%, laissant la voie dégagée pour la BCE et deux autres baisses de taux en juin et juillet après celle d’avril.
Avant / après
Il pourrait clairement y avoir un avant et un après le 2 avril et le choc causé par les annonces de Donald Trump, mettant en scène une augmentation massive et généralisée (quoique différenciée par pays) des droits de douane américains, bien plus importante que ce que tout un chacun pouvait imaginer. Depuis, moults rétractations et revirements se sont produits, sauf à l’encontre de la Chine, avec qui l’escalade a continué (cf. notre Tariff tracker pour un récapitulatif). Ce choc néo-protectionniste américain est un tournant majeur, même s’il reste difficile à ce stade d’en imaginer toutes les conséquences, à court terme comme à long terme. Qu’elles soient négatives, en premier lieu pour les États-Unis[1], cela ne fait pas de doute ; l’incertitude porte sur l’ampleur des répercussions et de la reconfiguration des échanges mondiaux et du système financier international. Et même si du temps est donné pour les négociations et que celles-ci débouchent sur des accords et une levée ou une atténuation des droits de douane, le contexte reste extrêmement incertain, avec des effets négatifs importants et pérennes sur l’activité.
Avant le 2 avril, un premier changement de perspective, favorable à l’Europe
Rembobinons quelques instants en arrière. Avant ces annonces du 2 avril, nous avions procédé, courant mars, à une double révision de nos prévisions de croissance. Pour les États-Unis, nous avions abaissé notre prévision pour 2025 de 0,5 point de pourcentage (de 2,3% à 1,8% en moyenne annuelle) et laissé inchangée la prévision 2026 (1,3%). Pour la zone euro, nous avions rehaussé notre prévision pour 2025 de 0,4 pp (de 0,9% à 1,3%) et de 0,5 pp pour 2026 (de 1% à 1,5%). En effet, l’horizon économique s’était, alors, éclairci, dans un double sens :
- Du fait, d’une part, d’un peu plus de clarté, malgré tout, sur la nature, l’ampleur et le timing des mesures tarifaires de la nouvelle administration américaine, les perspectives économiques des États-Unis s’en trouvant néanmoins concomitamment obscurcies.
- Et du fait, d’autre part, du côté européen, d’un horizon économique apparaissant un peu plus dégagé à la faveur d’une série d’annonces de la part de l’Allemagne et de la Commission actant d’un changement de pied majeur en termes de soutien à l’économie et nourrissant les espoirs d’un sursaut tangible de l’UE (cf. graphique 1 et, pour plus de détails, les textes Allemagne et zone euro dans ce numéro, ainsi que les différents encadrés consacrés au défi budgétaire du réarmement dans chaque fiche pays).
L’émergence de signaux conjoncturels plus négatifs aux États-Unis et plus positifs en zone euro appuyaient ce changement de perspective, également pricé par les marchés financiers, dans un retournement de situation assez remarquable[2].
Prévisions de croissance zone euro : impact des hausses de dépenses en défense et du plan d'infrastructure allemand
Un activisme européen salutaire mais source de complications aussi
Le tournant budgétaire allemand et l’effort de réarmement européen, s’ils sont salutaires, soulèvent aussi de nouvelles questions et complications[3]. Réussir à concilier les différents impératifs du moment (augmentation discrétionnaire des dépenses publiques de défense et de transition énergétique et mécanique pour celles liées au vieillissement de la population), dans un environnement de taux plus hauts, avec des ratios de dette publique sur PIB très élevés dans de nombreux pays et des potentiels de croissance limités dans la plupart des mêmes pays et dans de nombreux autres : le tout relève de la quadrature du cercle.
Les marchés obligataires veillent au grain et leur pression, pour l’heure discriminée, est une incitation claire à ne pas relâcher les efforts de rigueur budgétaire dans les pays où les déséquilibres sont les plus importants et les marges de manœuvre les plus réduites (exemple du Royaume-Uni dont les taux obligataires à 10 ans ont nettement rebondi entre le 4 et le 9 avril, quasiment autant que les taux américains, quand les taux allemands, français ou italiens ont peu bougé sur cette même période).
Aussi difficile soit-elle, une non-réduction des déficits primaires (là où ils sont aujourd’hui les plus élevés) n’est pas une option envisageable, car cela supposerait pour a minima stabiliser les ratios de dette publique, un différentiel r-g vraiment très négatif (et ce d’autant plus que le déficit primaire de départ est loin du niveau stabilisant), loin de ce qu’il est possible d’atteindre dans l’état actuel des choses. Quant à l’option de laisser encore dériver les ratios de dette, cela ne peut être envisagé que de manière contenue et sur une courte période, au regard de la nervosité actuelle des marchés et de l’accroissement du risque de tensions sur les taux[4]. Les États-Unis l’ont montré la semaine du 7 avril : ils ne sont pas non plus à l’abri d’un épisode de stress sur les taux, rattrapés par l’ampleur de leurs déséquilibres budgétaires à un moment où le virage protectionniste américain et la conduite chaotique et inefficiente de la politique font craindre une perte de confiance des investisseurs étrangers.
Après le 2 avril, nouvelle bascule et saut dans l’inconnu
Une conséquence directe et immédiate des annonces du 2 avril a été d’accentuer les risques baissiers sur l’économie américaine et de sérieusement secouer les marchés financiers. Le Secrétaire au Trésor américain, Scott Bessent, qui veut voir les taux longs américains plus bas, ainsi que le dollar et les prix du pétrole, a certes été exaucé, mais à deux bémols près et pas des moindres : la chute des indices boursiers et la remontée brutale des taux longs US qui a suivi quelques jours après la déflagration du « Liberation Day » (cf. graphiques 2a-2d). Les revirements du 9 avril et des jours suivants ont permis de partiellement stopper les dégâts. Mais l’incertitude sur la tournure que va prendre la guerre commerciale demeure importante, de même que les craintes qui en découlent sur la croissance américaine et mondiale[5]. Le risque d’une récession aux États-Unis a fait une réapparition soudaine. Nous lui assignons une probabilité de 25%.
Le tableau de bord de Bessent
À ce stade, le scénario central que nous retenons est celui d’un ralentissement marqué de la croissance américaine (qui tomberait à 0,5% a/a au T4 2025 et à 1,3% en moyenne annuelle, puis à 1,1% en 2026, soit, respectivement, 0,5 et 0,2 pp en moins par rapport à notre prévision précédente du 19 mars ; cf. le texte sur les États-Unis dans ce numéro pour une présentation plus détaillée de notre analyse de la situation et des perspectives). L’économie américaine échapperait à la récession sous l’hypothèse, optimiste, d’une désescalade tarifaire[6] assortie d’une moindre incertitude. Dans le cas contraire, la récession deviendrait le scénario le plus probable. Dans l’éventualité inverse où la désescalade allait plus vite et plus loin qu’anticipé, ce serait évidemment un plus pour la croissance.
L’accentuation du choc tarifaire post-Liberation Day ne laisse pas non plus indemnes les perspectives de croissance en Europe (cf. les textes sur la zone euro, l’Allemagne, La France, l’Italie, l’Espagne et la Belgique dans ce numéro pour une présentation plus détaillée de notre analyse de la situation et des perspectives). Elle vient reprendre environ la moitié du surcroît de croissance en zone euro généré par les efforts de réarmement et d’investissement et les effets d’entraînement entre pays. Nous prévoyons désormais une croissance de 1% en 2025 en moyenne annuelle et de 1,3% en 2026 (-0,2/-0,3 pp en dessous de nos prévisions précédentes du 26 mars). Un mieux est néanmoins toujours attendu entre 2025 et 2026, malgré le tassement américain, grâce à la montée en puissance du plan allemand sur les infrastructures et des dépenses de défense partout en Europe. Notre scénario, qui se caractérisait déjà par une convergence significative des taux de croissance entre les États-Unis et la zone euro, a désormais aussi pour particularité d’anticiper une croissance de la zone euro supérieure à celle des États-Unis en 2026. Ce n’est pas anodin et plus l’exception que la règle.
Au Royaume-Uni, la croissance en moyenne annuelle est peu abaissée (à hauteur de -0,1 point, à 1% en 2025 et 0,8% en 2026, le pays étant moins sanctionné que ses voisins européens (cf. le texte sur le Royaume-Uni dans ce numéro pour une présentation plus détaillée de notre analyse de la situation et des perspectives). Au Japon, le rebond attendu de la croissance en 2025, déjà modeste et s’intercalant entre deux années de croissance à peine positive (0,1% en 2024, 0,2% en 2026), a aussi été revu en baisse (à 0,7% contre 1% précédemment) compte tenu de l’exposition forte du pays aux États-Unis (cf. le texte sur le Japon dans ce numéro pour une présentation plus détaillée de notre analyse de la situation et des perspectives).
Inflation et politique monétaire : trajectoires divergentes confirmées
Les perspectives actuelles sur le front de l’inflation et de la politique monétaire de part et d’autre de l’Atlantique confortent la divergence anticipée des trajectoires soulignée dans notre précédent numéro d’EcoPerspectives[7]. Les dernières données disponibles, portant sur le mois de mars, attestent certes de la poursuite du processus de désinflation, dans la zone euro, au Royaume-Uni comme aux États-Unis. Mais le risque d’un surcroît d’inflation outre-Atlantique, engendré par la hausse importante des droits de douane américains, reste bien présent.
D’après nos prévisions, l’inflation américaine commencerait à visiblement remonter à compter du T3 2025, pour dépasser, légèrement, 3% a/a, jusqu’à atteindre un pic à 4% au T2 2026. En moyenne annuelle, l’inflation s’élèverait à 3,1% en 2025 et 3,7% en 2026. Cette hausse ne procède pas d’une mécanique inflationniste auto-entretenue comme en 2021-2023. De ce point de vue, elle revêt un caractère transitoire (à condition que la Fed ne procède pas à un assouplissement monétaire prématuré, cf. ci-après)[8]. Un ralentissement plus marqué encore de l’économie américaine, voire une récession, pourrait modérer cette bosse d’inflation. Jusqu’à la faire disparaître ? C’est difficile à dire et pas plus acceptable comme prix à payer de la guerre commerciale (inflation ou récession ? sachant que la combinaison des deux, c’est-à-dire la stagflation, reste un scénario possible). Il est, en revanche, un développement actuel favorable, qui va tirer vers le bas l’inflation américaine, mais pas seulement : c’est le recul des prix du pétrole.
Compte tenu du risque de désancrage des anticipations d’inflation aux États-Unis, nous maintenons notre scénario central d’un statu quo monétaire prolongé de la Fed en 2025. Nous continuons de penser que, compte tenu de ce risque et en fonction de nos prévisions d’inflation et de croissance, la Fed ne peut pas passer outre la remontée de l’inflation et baisser ses taux pour réagir au ralentissement de l’activité. Ce serait prématuré et risqué. Nous considérons que les risques haussiers sur l’inflation et ceux baissiers sur la croissance se neutralisent (et non que les seconds dominent les premiers, comme le suggèrent les baisses de taux « pricées » par les marchés). En 2026 en revanche, la Fed serait en mesure de reprendre ses baisses de taux (-100 pb), l’arbitrage inflation-croissance se déformant en faveur de la seconde.
Du côté de la zone euro, nous voyons la balance continuer de pencher du côté d’une poursuite de la désinflation et d’un retour sécurisé à la cible. Au niveau des composantes domestiques, la dynamique est désinflationniste et au niveau des composantes non-domestiques, l’inflation importée des États-Unis et les surcoûts entraînés par les frictions et la réorganisation des chaînes de production devraient être contrebalancés par le renforcement de l’EURUSD, l’absence de mesures de rétorsion d’envergure et la désinflation, voire la déflation, importée de Chine. En 2026, l’inflation headline passerait même, légèrement, sous la barre des 2%. En revanche, l’inflation sous-jacente resterait au-dessus de cette barre et s’inscrirait sur une légère tendance haussière dans le courant de l’année, alimentée par l’impulsion budgétaire allemande et les efforts européens de réarmement.
Pour la BCE, les conditions restent réunies pour poursuivre ses baisses de taux à court terme. Nous continuons d’en anticiper une autre de 25 pb en juin, après celle d’avril, en en ajoutant une nouvelle en juillet compte tenu des risques baissiers sur la croissance. En 2026, en revanche, sur la deuxième partie de l’année, la donne un peu plus favorable du côté de la croissance associée au caractère inflationniste de l’effort de réarmement amènerait la BCE à remonter ses taux (+50 pb d’après nos prévisions), accentuant davantage le découplage avec la Fed. La BoE a les coudées moins franches que la BCE sur le front de l’inflation (plus élevée et plus persistante au Royaume-Uni que dans la zone euro) tout en faisant face à une situation économique difficile. D’après nos prévisions, cela amènerait la BoE à poursuivre son assouplissement au rythme lent d’une baisse par trimestre, en l’étalant jusque début 2026. La BoJ, qui se démarquait par une remontée précautionneuse de ses taux directeurs, se rapprocherait de ses pairs en mettant sur pause cet ajustement pour le restant de l’année. Un statu quo comme la Fed mais pour des motifs différents : au Japon, ce sont les inquiétudes sur la croissance qui prédominent. Une fois ces inquiétudes passées, la BoJ reprendrait ses hausses prudentes de taux en 2026 (+25 pb au T1 et +25 pb au T3).
Achevé de rédiger le 17 avril 2025
[1] Cf. édito Ecoweek d’Isabelle Mateos y Lago, Les tarifs douaniers « réciproques » sont néfastes pour la croissance mondiale et plus encore pour celle des États-Unis, 7 avril 2025.
[2] Cf. édito Ecoweek d’Isabelle Mateos y Lago, Davos : le consensus pour 2025 démenti en deux mois, et maintenant ?, 17 mars 2025.
[3] Cf. édito Ecoweek Jean-Luc Proutat, Grands chantiers européens : l’équation financière se complique, 31 mars 2025.
[4] Dans le dernier rapport de la Commission européenne sur la soutenabilité de la dette (Debt Sustainability Monitor 2024, 17 mars 2025), deux pays seulement sont identifiés comme faisant face à un risque budgétaire à court terme élevé (Roumanie et Slovaquie). S’agissant des risques à moyen terme (à politique budgétaire inchangée), ils sont considérés élevés pour 11 pays (Belgique, Grèce, Espagne, France, Italie, Hongrie, Autriche, Pologne, Roumaine, Slovaquie, Finlande). Pour les risques à long terme (toujours à politique budgétaire inchangée), quatre pays sont exposés à un risque élevé (Belgique, Luxembourg, Malte, Slovaquie).
[5] La prévision, mi-avril, par l’OMC d’une baisse (même légère, de 0,2%) des échanges mondiaux de marchandises en 2025 est une illustration claire de ces craintes (WTO | 2025 News items - Temporary tariff pause mitigates trade contraction, but strong downside risks persist, 16 avril 2025).
[6] Tarif douanier effectif moyen sur les importations américaines rabaissé à 16% depuis 27,3% sur la base des annonces au 10 avril.
[7] Eco Perspectives — Économies Avancées | 1er trimestre 2025 – Etudes Economiques – BNP Paribas, 17 décembre 2024.
[8] Dans notre prochain édito d’Ecoweek, à paraître le 22 avril, nous reviendrons plus en détail sur ce sujet des effets sur l’inflation, aux États-Unis et dans la zone euro, des mesures tarifaires américaines.