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Etats-Unis : la récession attendra

15/12/2022
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La croissance américaine a nettement rebondi au T3 mais devrait ralentir au T4 selon nos prévisions. Le marché du travail reste tendu, néanmoins les premiers signes de ralentissement émergent. L’inflation semble avoir atteint son pic mais la désinflation de sa composante sous-jacente reste à confirmer. Cela devrait pousser la Réserve fédérale (Fed) à poursuivre le resserrement de sa politique monétaire, au risque de précipiter l’économie en récession en 2023. Du côté du budget, le compromis sera la clé des prochaines échéances budgétaires compte tenu de la division du Congrès depuis élections de mi-mandat (midterms).

Croissance et inflation

La croissance du PIB américain a très nettement rebondi au T3 (+2,9% de croissance trimestrielle en rythme annualisé, après révision), après deux trimestres de croissance négative (-1,6% au T1 et -0,6% au T2). Ce rebond a été porté par la contribution très positive du commerce extérieur. Celui-ci s’appuie sur la très forte augmentation des exportations de biens et services (+15,3%) combinée à une baisse importante des importations (-7,3%).

Malgré le choc d’inflation, la consommation des ménages résiste (+1,7%) et contribue favorablement à la croissance, tout comme l’investissement productif, qui rebondit au T3 (+5,1%) après un passage à vide au T2.

En revanche, l’investissement résidentiel continue de chuter pour le sixième trimestre consécutif (-26,8%). Malgré des signes de résilience, l’économie américaine devrait ralentir avant d’entrer en récession en 2023. Cette récession, entraînée par l’ampleur du choc d’inflation et du resserrement monétaire engagé pour faire face à ce choc, devrait être plutôt modérée. La persistance de l’inflation devrait convaincre la Réserve fédérale de maintenir ses taux directeurs en territoire restrictif au moins jusqu’en 2024.

Ralentissement à venir de la consommation

Confiance des ménages américains

Pour le moment, la consommation des ménages reste importante au regard du choc d’inflation et de l’augmentation des coûts d’emprunt. Les ventes au détail ont fortement rebondi en octobre (+1,3% m/m). Cette dynamique s’observe dans les ventes de véhicules (+1,3%), du fait de la levée de certaines perturbations le long des chaînes d’approvisionnement, d’essence (+4,1%) et les ventes au détail hors véhicules et essence (+0,9%). Toutefois, le choc d’inflation pourrait finir par avoir raison de la consommation des ménages. Selon les indices du Conference Board et de l’Université du Michigan, elle est nettement repartie à la baisse en octobre et novembre, principalement en raison de la dégradation de leur situation financière.

Par ailleurs, l’écart entre la confiance des ménages dans la situation actuelle et dans les six prochains mois (Conference Board) et dans 12 mois (Université de Michigan) se réduit, ce qui témoigne d’une moindre confiance dans l’avenir. Une telle détérioration a, par le passé, était annonciatrice de récession.

La fin de la « Grande démission » ?

La bonne tenue du marché de l’emploi continue de soutenir le pouvoir d’achat. Même si le taux de chômage reste stable en novembre (3,7%) après avoir augmenté en octobre (+0,2 point), les créations d’emplois salariés non agricoles restent importantes (+263k m/m). Néanmoins elles ralentissent par rapport aux chiffres d’octobre (284k après révision). Les pénuries de main d’œuvre, c’est-à-dire l’excès de demande de travail par rapport à l’offre disponible, demeurent particulièrement importantes.

L’une des méthodes pour mesurer ces pénuries consiste à rapporter le nombre de personnes à la recherche d’un emploi (U) au nombre de postes vacants (V). Et, en octobre, il existait près de deux postes vacants pour une personne à la recherche d’un emploi, un ratio encore très élevé qui illustre l’ampleur des pénuries de main d’œuvre.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce degré de tension sur le marché du travail américain. Une partie des pénuries de main d’œuvre s’explique par un appariement moins efficace, principalement dû à un manque de qualification et de formation de la main d’œuvre, mais également par une baisse du taux d’activité sur le marché du travail, notamment à cause de nombreux départs à la retraite. Une autre explication est obtenue en décomposant les postes vacants en deux catégories : ceux pour les personnes sans emploi (unemployed workers) et ceux pour les personnes déjà en emploi (poach workers). Un article récent de la Réserve fédérale de Dallas[1] montre que le nombre de postes vacants pour les personnes déjà en emploi est largement supérieur aux postes pour les personnes sans emploi, ce qui explique notamment l’importance des démissions pour un autre poste (« Grande démission »). Selon cette analyse, la baisse du nombre de postes vacants, à la suite du ralentissement à venir de l’activité économique, pourrait se traduire par une hausse limitée du taux de chômage, puisque cette baisse toucherait plus fortement les postes vacants destinés aux personnes déjà en emploi.

Emplois vacants par personne à la recherche d'un emploi

Ces tensions sur le marché du travail contribuent au dynamisme des salaires, et soutient, dans une certaine mesure, le pouvoir d’achat face à l’augmentation du coût de la vie. La croissance annuelle du salaire horaire moyen (AHE) a atteint 4,9% (a/a) en octobre mais est restée largement négative en termes réels (-2,8% a/a). Si les salaires restent dynamiques, les premiers signes de ralentissement apparaissent toutefois. Selon le Wage Growth Tracker de la Réserve fédérale d’Atlanta, la progression médiane des salaires a atteint un pic entre juillet et août (+6,7% a/a) avant de ralentir pour atteindre +6,4% (a/a) en octobre et en novembre[2]. Ce ralentissement de l’inflation salariale a été particulièrement prononcé pour les personnes qui ont changé d’emploi (job switchers) entre juillet (+8,5%) et octobre (7,6%), avant de rebondir en novembre (+8,1%). La dynamique reste également à confirmer pour les personnes toujours en poste (job stayers, +5,5% en novembre, contre +6,1% en juin). Si cette tendance au ralentissement des salaires se confirme, ce qui est très probable, les employés pourraient être moins enclins à changer de poste pour des raisons salariales, ce qui pourraient réduire les tensions sur le marché du travail.

L’atténuation des tensions sur le marché du travail devrait par ailleurs favoriser la désinflation en cours. Depuis l’atteinte de son pic en juin (9% a/a), l’indice des prix à la consommation (CPI) a continué de ralentir pour atteindre 7,8% (a/a) en octobre. Cette tendance reste à confirmer pour la composante sous-jacente (6,3% a/a), notamment au regard de l’augmentation continue de l’inflation des services hors énergie depuis juillet 2021 qui atteint 6,8% (a/a) en octobre.

Inflation des biens et services

Face à une inflation persistante et un marché du travail toujours sous tension, la Réserve fédérale (Fed) devrait poursuivre la remontée de ses taux directeurs et la réduction de son bilan. Toutefois, l’ampleur des hausses des taux directeurs pourrait diminuer dès la réunion de décembre, selon le président de la Fed Jerome Powell.

D’un côté, le Comité fédéral d’open market (FOMC) ne veut pas d’un resserrement trop important (overtightening) de nature à précipiter l’économie en récession. Mais d’un autre côté, il ne souhaite pas non plus ralentir prématurément le resserrement de sa politique monétaire, au risque de voir l’inflation lui échapper de nouveau.

En effet, la désinflation reste, pour le moment, plutôt limitée aux prix des biens et de l’immobilier, alors que l’inflation continue de se diffuser dans les services, portée par un marché du travail encore très tendu.

Le Congrès divisé

À l’issue des élections de mi-mandat (midterms), les résultats sont contrastés pour les deux principaux partis politiques puisque les républicains obtiennent la majorité à la Chambre des représentants et les démocrates conservent le contrôle du Sénat. Cette division du Congrès force l’exécutif à rechercher un compromis budgétaire. À court terme, l’exécutif devra faire face à l’échéance du budget provisoire (continuing resolution) le 16 décembre prochain.

Ainsi, l’absence d’un budget annuel pour l’exercice 2023 entraînerait l’interruption des activités administratives jugées non essentielles (shutdown). À moyen terme, le plafond de la dette au cours de l’année 2023, malgré le dynamisme des recettes budgétaires, devra être relevé. Si un accord, éventuellement de dernière minute, entre les démocrates et les républicains est le scénario le plus probable, les discussions devraient être tendues.

Achevé de rédiger le 5 décembre 2022

Félix Berte

[1] Anton Cheremukhin, « Does Employers’ Worker Poaching Explain the Beveridge Curve’s Odd Behavior? », Dallas Fed Economics, novembre 2022.

[2] Félix Berte, « La fin du pouvoir de négociation », Graphique de la semaine, BNP Paribas, novembre 2022.

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