L’administration Trump a annoncé la semaine dernière des droits de douane contre le monde entier qui, ajoutés à ceux des semaines précédentes, vont porter le tarif extérieur moyen des États Unis à 22%, contre 2,5% à fin 2024. La réaction des marchés financiers est sans appel et suggère des craintes encore plus sérieuses pour la croissance américaine que pour la croissance mondiale. Beaucoup d’inconnues demeurent, mais ce scénario est le plus plausible. Pour les partenaires commerciaux des États-Unis, mieux vaudrait résister à la tentation de l’escalade et au contraire mettre les bouchées doubles pour renforcer les moteurs de la croissance domestique. L’Europe est particulièrement bien positionnée pour y parvenir.
Récapitulons les faits essentiels : après avoir imposé des tarifs douaniers ad hoc au Canada, au Mexique et à la Chine, et d’autres de 25 % sur l’ensemble des importations américaines d'acier, d'aluminium et d’automobiles, le président Trump a annoncé le 2 avril dernier la mise en place de tarifs sur le monde entier (à l’exception de la Biélorussie, de Cuba, de la Corée du Nord et de la Russie) allant de 10 %, pour les plus chanceux, à 49 % pour le Lesotho. Contrairement à ce que leur nom officiel indique, ces droits de douane ne sont pas réciproques mais simplement basés sur la taille du déficit commercial bilatéral américain par rapport aux importations. Ensemble, ces mesures portent les droits de douane moyens sur les importations américaines à environ 22%, contre 2,5 % au début du deuxième mandat de Trump (et 1,7 % lors de son premier mandat). Moins de 20 % de l'ensemble des échanges commerciaux des États-Unis sont désormais exempts de droits de douane. Les pays pauvres et les pays asiatiques sont les plus durement touchés, en particulier la Chine, dont les exportations vers les États-Unis seront désormais taxées à 74 % (et potentiellement à 99 % si les droits de douane de 25 % sur les importateurs de pétrole vénézuélien sont activés ; voir le graphique 1).
Offensive tarifaire des États-Unis — Taux de tarif douanier (%)
Valeur des importations en 2024 (en milliards de dollars)En réaction à ces annonces, les marchés boursiers du monde entier ont plongé, tout comme les prix du pétrole et d'autres actifs qui dépendent de la croissance, tandis que les obligations souveraines se sont redressées. Ces mouvements ont été d'une ampleur similaire à ceux observés au début des confinements lors du Covid-19. Manifestement, les marchés craignent que les tarifs douaniers réciproques ne déclenchent une guerre commerciale et une récession mondiales. Tout comme les modèles macroéconomiques estimant l'impact des droits de douane décrétés le 2 avril[1], les marchés semblent s'attendre à ce que l'économie américaine soit la plus durement touchée : suivant l'annonce, le dollar américain s'est fortement affaibli (alors même qu’il s'apprécie habituellement pendant les phases de forte aversion au risque sur les marchés mondiaux), et les marchés boursiers américains ont enregistré des pertes très supérieures à celle des autres.[2] La baisse des prix du pétrole et des taux à long terme sera bien accueillie par les consommateurs américains. Néanmoins, la première affaiblira encore davantage l'industrie pétrolière nationale, tandis que les rendements beaucoup plus élevés des obligations d'entreprises, s'ils persistent, mettront à l'épreuve beaucoup d’entreprises.
De nombreuses inconnues subsistent. S'exprimant à la suite de l'annonce des tarifs « réciproques », le secrétaire au Trésor, M. Bessent, a fait valoir que ces tarifs apportent la certitude souhaitée par les investisseurs, car ils constituent un plafond, à condition que les partenaires commerciaux ne prennent pas de mesures de rétorsion. Mais dans quelle mesure ces tarifs pourraient-ils être réduits par la négociation, et sur quelle base, nul ne le sait. Seule certitude, c'est le président Trump qui prendra les décisions. Mais il a déclaré à la fois que ses droits de douane seraient permanents et qu'il serait prêt à les revoir à la baisse si les pays lui faisaient des offres « phénoménales ». En outre, d'autres droits de douane doivent encore être annoncés : sur le cuivre, le bois de construction, les produits pharmaceutiques et les semi-conducteurs. La réaction des autres pays constitue une autre inconnue de taille. La Chine a déjà riposté en imposant des droits de douane de 34 % sur toutes les importations américaines. Plus de 50 pays auraient pris contact avec l'administration Trump depuis le « Liberation Day » pour tenter de négocier un accord. L'Union européenne et le Royaume-Uni étudient les différentes options. Cette incertitude amplifie considérablement l’effet délétère des droits de douane eux-mêmes car elle amène les ménages comme les entreprises à reporter toute décision économique importante. Or, plus l’incertitude durera, plus les dégâts seront durables.
Quel l'impact pour l'économie américaine ? D’un côté, l'administration Trump estime que ces droits de douane sont essentiels pour faire revenir les emplois industriels,[3] qu'ils bénéficieront donc aux travailleurs, amélioreront les salaires réels et ne provoqueront pas d'inflation car les pays exportateurs absorberont le fardeau des droits de douane. L’Administration pense également que les droits de douane généreront des milliards de dollars qui contribueront à financer des réductions d'impôts et à réduire la dette publique américaine.
De l’autre côté, les économistes traditionnels et le président de la Réserve fédérale estiment que les droits de douane freineront la croissance et augmenteront l'inflation. Il est difficile de prédire exactement à quel point. Mais dans le cas des droits de douane de 2018, diverses études estiment qu'environ 60 % de l'augmentation des coûts a été supporté par les consommateurs américains.[4] Les estimations des coûts supplémentaires des droits de douane de Trump 2.0 pour les ménages américains varient de 1500 à 2100 dollars par an.[5] Les prix de l'acier, y compris ceux des producteurs nationaux, ont déjà augmenté de 30 % à la suite des droits de douane de 25 % imposés il y a quelques semaines. En ce qui concerne la croissance, outre les chocs d'incertitude décrits ci-dessus, la perte de 6 000 milliards de dollars de la valeur du marché boursier américain aura forcément un effet de richesse négatif sur les 58 % de ménages américains qui détiennent des actions, dont dépend en grande partie le financement de leur retraite. En conséquence, la plupart des prévisionnistes, dont nous faisons partie, estiment que la probabilité d'une récession américaine à court terme a augmenté. À plus long terme, comme les droits de douane encouragent l'allocation de capitaux à des producteurs moins compétitifs, la croissance de la productivité américaine, que le monde entier enviait, ne peut que chuter. Il en ira de même du rythme auquel l'économie américaine peut croître sans générer d’inflation excessive. En ce qui concerne la réduction de la dette publique, les nouveaux tarifs douaniers imposés depuis le début de l'année pourraient rapporter 3 300 milliards de dollars au cours des dix prochaines années, sur la base des importations de 2024. Mais, si l'objectif de l'administration Trump de réduire les importations était atteint, l'augmentation des recettes serait réduite.
Comment l'Europe et le reste du monde devraient-ils réagir ? La politique et l'opinion publique appellent à des représailles fortes. Pourtant, l'histoire des années 1930 nous enseigne qu'une telle attitude a conduit à une dépression généralisée (voir la spirale de Kindelberger). Les modèles macroéconomiques actuels confirment que l’impact serait pire pour toutes les parties en cas de représailles. Certes, ces modèles font l’hypothèse que les droits de douane initiaux et les mesures de rétorsion restent en place définitivement. Ce n’est pas ce scénario qu’ont à l’esprit ceux qui plaident en faveur d'une « escalade pour une désescalade », c'est-à-dire riposter pour encourager les États-Unis à revenir sur les droits de douane initiaux. Plusieurs dirigeants européens ont observé que les mesures de rétorsion ne se limiteraient pas forcément au commerce de marchandises. En effet, l'important excédent des exportations de services, enregistré par les États-Unis, et leur dépendance à l'égard des flux de capitaux étrangers peuvent être vus comme des cibles de pression potentielles. Mais il s'agit d'une stratégie à haut risque qui pourrait se retourner contre celui qui la poursuit.
Des appels ont déjà été lancés pour soutenir les secteurs les plus directement touchés. Il est légitime de fournir un tel soutien pour amortir le choc à court terme et renforcer ainsi la position des pays négociateurs (il faudra veiller, au sein de l'UE, à maintenir une concurrence raisonnablement équitable entre les États membres). Mais en fin de compte, si les États-Unis parvenaient à réduire leur déficit commercial (ce qui est très hypothétique, à moins que des ajustements macroéconomiques importants ne se produisent), les économies qui se sont largement appuyées sur la demande américaine comme source de croissance devront en trouver d'autres. Elles seront tentées de chercher d’abord de nouveaux marchés d'exportation, comme la Chine l'a fait avec beaucoup de succès depuis 2018. Mais à moins que les économies excédentaires fassent croître leur propre demande intérieure, il s'agira d'un jeu à somme nulle, voire pire. À ce titre, l'UE a eu raison d’avertir la Chine de ne pas inonder son marché de produits à prix cassés et d'envisager des mesures de sauvegarde. Mais elle doit aller plus loin et soutenir sa propre demande intérieure. Heureusement, l'approfondissement du marché unique et les plans d'investissement recommandés par Mario Draghi l'année dernière et adoptés par le leadership de l'UE depuis lors - dans les domaines de la défense, des infrastructures, de l'énergie et du climat - feront précisément cela, et même à une échelle qui dépasse de loin le déficit commercial bilatéral des États-Unis avec l’UE (environ 230 milliards de dollars en 2024). Il est temps d’actionner tous les leviers politiques - fiscaux, industriels et monétaires - que l'UE a la chance de pouvoir utiliser.