Les récentes difficultés rencontrées par quelques banques régionales américaines ont ravivé le débat sur un éventuel conflit entre la poursuite de la stabilité des prix et le maintien de la stabilité financière. Les banques centrales, et la Réserve fédérale en particulier, doivent-elles, au nom de la préservation de la stabilité financière, cesser de durcir leur politique monétaire, malgré une inflation toujours élevée ? Doivent-elles, au contraire, ne pas dévier de leur route et augmenter leurs taux directeurs jusqu’à être convaincues du reflux de l’inflation et de sa convergence vers l’objectif de 2%, au risque de déstabiliser la sphère financière ? Ne pas dévier, c’est le choix qu’ont fait la Fed et la BCE lors de leur réunion du mois de mars, arguant de la solidité globale des systèmes bancaires, du manque de visibilité sur les conséquences des récentes turbulences et de leur attention toujours importante portée au risque inflationniste. Ainsi, sauf ralentissement brutal de l’économie, la Fed comme la BCE n’en ont probablement pas encore terminé avec les hausses de taux.
Le cycle actuel de resserrement monétaire a été, à plusieurs égards, atypique. Les taux ont été relevés à un rythme inédit. À la réaction, initialement négative, des actifs risqués, comme les actions et les obligations d’entreprises (baisse des marchés boursiers et élargissement des spreads des obligations d’entreprises l’année dernière), a succédé un mode « risk-on » (appétit pour le risque), les marchés se basant sur l’hypothèse que le pic des taux, et en particulier des Fed Funds, n’était plus si éloigné.
Le cycle de hausse des taux se terminera-t-il aussi de manière atypique ? Les événements récents, qui ont affecté dans le courant du mois de mars quelques banques régionales américaines, ont soulevé la question de savoir si la Fed allait être contrainte, au nom de la stabilité financière, de mettre un terme à sa politique de resserrement monétaire, voire de l’inverser et d’abaisser ses taux, malgré la persistance d’une inflation élevée. En quelques jours à peine, les marchés ont, de fait, complètement réévalué à la baisse la trajectoire future des taux directeurs américains[1]. Et le rendement des bons du Trésor américain à 2 ans, très sensible aux changements de perspective de politique monétaire, a fait preuve d’une volatilité extrême. Son repli enregistré le 13 mars dernier a été d’une ampleur inédite depuis le krach boursier d’octobre 1987.
La dépendance de la sphère financière à la politique monétaire
La question d’un éventuel conflit entre la poursuite de la stabilité des prix —ramener, dans les meilleurs délais, l’inflation vers la cible de 2% — et le maintien de la stabilité financière fait débat depuis de nombreuses années. L’argument en faveur d’un arbitrage repose sur le raisonnement suivant : une politique monétaire très accommodante — plusieurs années de taux à la borne zéro et d’assouplissement quantitatif — finit par créer des déséquilibres financiers (tels que des emprunts excessifs en vue de financer des projets, en particulier dans l’immobilier) et alimente un recours important à l’endettement conduisant à comprimer les primes de risque et à des niveaux de valorisation élevés sur les marchés financiers, rendant la sphère financière vulnérable à un changement de cap et à un durcissement de la politique monétaire.
En effet, lorsque celle-ci est restrictive, certains projets deviennent non rentables, les primes de risque augmentent, les valorisations boursières se dégonflent et les écarts de taux des obligations d’entreprises s’élargissent. Cela ne conduit pas forcément à une crise financière — définie par une instabilité forte et une correction désordonnée des cours des actifs et des flux de crédit — d’autant que, dans une certaine mesure, le durcissement des conditions financières fait partie intégrante de la transmission monétaire. D’ailleurs, ce qui surprenait jusqu’à peu était, au contraire, la résilience des marchés financiers à la remontée « expéditive » des taux des Fed funds, source même d’un débat, début février, sur la perte d’efficacité de la politique monétaire du fait de l’assouplissement des conditions monétaires et financières[2].
Le contre-argument, qui défend l’idée qu’il n’y a pas de conflit, insiste sur le fait qu’un tel arbitrage soulèverait, en effet, le risque pour une banque centrale de perdre en crédibilité dans sa lutte contre l’inflation, alors même que le niveau de cette dernière reste très élevé et que la désinflation est lente. Sachant aussi qu’une telle perte de crédibilité est de nature, d’ailleurs, à faire remonter les taux, exacerbant, au lieu de les apaiser, les fragilités de certains établissements bancaires.
Les difficultés rencontrées en mars 2023 par certains établissements bancaires régionaux américains ont ravivé les craintes concernant la stabilité financière et ont poussé les pouvoirs publics à prendre rapidement des mesures d’endiguement[3]. Face à ces turbulences, la question s’est très rapidement posée de savoir si la Fed devait faire une pause dans son resserrement, afin de calmer le jeu. Devait-elle arbitrer en faveur de la stabilité financière au détriment de la stabilité des prix ?
Un outil pour chaque objectif
Le débat a été tranché en mars, en faveur de la stabilité des prix. La Fed n’a pas dévié de sa route, mettant en avant la solidité globale du système bancaire, le niveau beaucoup trop élevé de l’inflation et le manque de visibilité sur les conséquences possibles des récentes turbulences. La semaine précédente, la BCE avait déjà remonté une nouvelle fois ses taux, insistant sur le fait que l’inflation dépassait largement la cible de la banque centrale et que, pour chaque objectif, il existe un outil spécifique pour l’atteindre (principe de séparation) : les hausses de taux pour la stabilité des prix, les dispositifs divers de liquidité et le TPI (Transmission Protection Instrument) pour la stabilité financière et la bonne transmission de la politique monétaire.
La stabilité des prix et la stabilité financière peuvent donc être préservées en même temps. Enfin, dans leur communication récente, les deux banques centrales ont intégré explicitement dans leur fonction de réaction les conditions macroéconomiques et financières dans leur évaluation de la trajectoire de l’inflation.
Vers une accélération de la transmission de la politique monétaire à l’économie
On peut toutefois s’attendre à ce que les développements récents accélèrent la transmission de la politique monétaire. Les répercussions négatives sur les conditions de financement et d’accès au crédit, dont le durcissement est déjà engagé, devraient s’accroître, ce qui pèserait en retour sur la croissance et l’inflation. L’incertitude porte sur l’ampleur de ces effets négatifs. En considérant que ce durcissement supplémentaire fera une partie du travail des banques centrales, et qu’une certaine prudence s’impose dans un contexte plus instable et incertain, la Fed comme la BCE pourraient moins remonter leurs taux directeurs au cours de ce cycle. Mais, compte tenu de l’inflation encore très élevée et de la lenteur de la désinflation sous-jacente, sauf ralentissement brutal de l’économie, les banques centrales n’en ont probablement pas encore terminé avec les hausses de taux. La fin du cycle de resserrement s’est néanmoins soudainement rapprochée.
Nos nouvelles prévisions en date de la fin mars en prennent acte et situent désormais le point d’arrivée des taux directeurs plus tôt et 50 points de base (pb) plus bas qu’anticipé début mars : côté BCE, le taux de dépôt atteindrait 3,50% en juin après deux hausses supplémentaires attendues de 25 pb en mai et juin ; côté Fed, la fourchette du taux des Fed funds serait de 5,00-5,25% en juin après une ultime hausse de 25 pb en mai. Nous avons également révisé légèrement à la baisse nos prévisions de croissance et d’inflation aux États-Unis comme dans la zone euro (cf. tableau). L’année 2023 avait commencé sur une note plus positive qu’attendu mais depuis lors, l’incertitude et les risques baissiers sont remontés.
William De Vijlder et Hélène Baudchon